Kissinger : les failles d’une icône
Le maître de la stratégie américaine pendant dix ans avait gagné une célébrité et une admiration mondiales. Pourtant ce prix Nobel de la paix n’a pas toujours favorisé l’apaisement international.
Hommage mondial à Henry Kissinger, mort à cent ans, star des diplomates dans les années 1970, qui a de facto dirigé la politique étrangère américaine pendant près d’une décennie. « Dear Henry » était un personnage fascinant, c’est une évidence. Est-il permis, néanmoins, de compléter l’éloge funèbre par quelques réserves ?
Jeune juif émigré d’Europe centrale, emmené par sa famille aux États-Unis pour fuir les persécution hitlériennes, soldat dans l’armée alliée pendant la guerre, puis universitaire vite chamarré malgré ses origines fort modestes, il est parvenu par son intelligence et son travail au sommet de l’élite gouvernante, auprès d’Eisenhower, Kennedy, Johnson et, surtout Nixon dont il fut le mentor international et le Secrétaire d’État, gagnant au passage une faveur médiatique universelle, née de son charisme et de son humour.
Auteur d’une thèse sur Metternich et l’Europe de la Sainte-Alliance, Kissinger est un pape de l’école réaliste en diplomatie. Il considérait que la « realpolitik » de l’équilibre entre les intérêts nationaux valait mieux que les croisades idéologiques, fussent-elles fondées sur les meilleures intentions, à l’image d’un Richelieu se dégageant de la défense messianique du catholicisme jusque-là en vigueur, pour passer les alliances conforme à l’intérêt du royaume de France.
D’où le rapprochement de l’Amérique de Nixon avec la Chine communiste pour contrer la puissance russe, d’où la volonté de mettre fin à la croisade anticommuniste au Viêtnam pour sortir l’Amérique d’une guerre sans issue, d’où la contrainte exercée sur Israël pour ménager les pays arabes après la guerre du Kippour, de manière à favoriser une paix avec l’Égypte qui tient toujours, etc. Le réalisme cynique des rapports de force vaut parfois mieux que l’esprit missionnaire de la démocratie, pour restaurer la paix par l’équilibre des puissances, quitte à faire d’importantes concessions à l’adversaire dictatorial.
Il y a pourtant un revers plus sombre à cette médaille éclatante, récompensée par un prix Nobel de la Paix. La logique des intérêts a conduit Kissinger à préconiser et à organiser le renversement criminel de Salvador Allende au Chili et à mettre en selle la féroce dictature de Pinochet, alors même que le leader de l’Union populaire, mort dans son palais assiégé, n’était pas l’agent du communisme international que Kissinger avait désigné à la vindicte des putschistes chiliens. De même que le soutien indéfectible des États-Unis à tous les caudillos d’Amérique latine, adeptes de la répression aveugle et de la torture, a retardé de manière désastreuse l’avènement de régimes démocratiques dans le « Conosud », lequel n’a en rien nui à la paix ni à l’intérêt bien compris de Washington, comme l’ont ensuite admis les démocrates, de Carter à Obama.
De même les bombardements massifs perpétrés par l’aviation yankee au Viêtnam et au Cambodge sur l’ordre de Kissinger, dans l’espoir de signer un retrait honorable, ont ravagé ces deux pays sans empêcher la débâcle américaine. En déstabilisant l’État et la société cambodgienne, ils ont même frayé un chemin à la dictature monstrueuse des khmers rouges et au génocide subséquent.
Autrement dit, les droits humains ne suffisent pas, dans un monde cruel et dangereux pour les démocraties, à fonder une politique étrangère, certes. Mais leur ignorance totale, qui fut celle de Kissinger, conduit souvent à des massacres de masse qu’une politique plus soucieuse d’humanité auraient dans doute évités. La naïveté ne mène pas toujours au bien. Mais le cynisme brutal non plus…