La bataille du temps
Les autocrates croient toujours que les démocraties, obnubilées par l’immédiat, seront vaincues par des régimes qui ont le temps devant eux. C’est une illusion. Par François Hollande
Dans la confrontation entre les démocraties et les autocraties, on prétend souvent que les unes sont plongées dans les tempêtes d’un présent agité quand les autres nagent dans les eaux calmes d’un futur illimité. Les premières voient leur horizon contraint par des rendez-vous électoraux qui fragilisent leurs dirigeants, tandis que les secondes sont débarrassées de ce souci-là, tant les résultats des scrutins sont connus d’avance, d’autant plus aisément que les opposants sont au mieux emprisonnés ou exilés, au pire liquidés purement et simplement. Ainsi l’incertitude des élections américaines de novembre est aussi grande que l’évidence de la victoire de Poutine en mars.
Cette asymétrie serait indubitablement à l’avantage des régimes autoritaires, puisqu’ils disposent du temps nécessaire pour échafauder des plans et des stratégies en tous domaines, en particulier le militaire. Elle faciliterait leur recours à la force, dans la mesure où les dictatures n’auraient qu’à attendre l’épuisement des libres citoyens pour digérer leurs proies.
Cette indifférence aux contingences du temps et aux aléas électoraux conférerait aux autocrates une forme de suprématie, dès lors qu’ils peuvent infliger à leur propre peuple sacrifices économiques, pertes humaines, isolement par rapport au reste du monde, sans dommages pour eux. L’exemple le plus abouti n’est-il pas celui de la Corée du Nord, où l’autarcie s’ajoute aux privations et où la répétition des famines peut coexister avec la réalisation de prouesses technologiques dans le lancement de missiles ?
Ces régimes semblent n’avoir rien à craindre du temps qui passe. Celui-ci décourage les révoltes et soulèvements, rend vaines les manifestations et permet même, comme en Iran, d’organiser des élections pour accorder une plus large place à des courants encore plus conservateurs.
L’arrogance des autocrates, conjuguée à leur pérennité, leur permet de déstabiliser les démocraties en utilisant les failles ouvertes par le respect scrupuleux des libertés. Internet est devenu ainsi un champ de manœuvres d’influenceurs stipendiés qui se transforment en autant de propagandistes zélés. Le pluralisme politique, ici, est au service de puissances hostiles, là-bas. Vladimir Poutine utilise sans vergogne les liens qu’il a patiemment tissés avec des extrêmes-droites européennes – et d’ailleurs pas seulement – ou avec des gouvernants qui, au cœur de l’Europe, affichent leur complaisance à son égard.
Il peut même compter sur des organes de presse en Occident et sur le renfort d’intellectuels dont l’anti-américanisme, la peur maladive du déclin et le fantasme de l’invasion musulmane les conduisent à lui trouver des circonstances atténuantes. Moins exposée pour le moment, la Chine agit plus subtilement. Elle pèse économiquement, commercialement et même technologiquement. Elle a même inventé Tik-Tok, qui offre à la jeunesse occidentale tant d’occasions de se distraire par-delà toute frontière idéologique.
Pour conjurer les menaces qui pèsent sur elles, et toujours faute de temps, les démocraties peinent à déployer une stratégie énergétique et industrielle qui les prémunirait contre des atteintes toujours plus nombreuses à leur souveraineté. Elles en viennent à entretenir des rapports avec des pays situés aux antipodes de leurs valeurs. Les mêmes dirigeants qui dénoncent les entreprises islamistes montrent ainsi une indulgence et une connivence coupable avec des États qui, au prétexte qu’ils pourraient jouer un rôle de médiation auprès de groupes dont ils ont longtemps financé les actions, deviennent immédiatement des partenaires. Dans cette configuration, où la pérennité est un atout et la précarité une faiblesse, les régimes autoritaires auraient la partie facile. Il suffirait d’user les démocraties en laissant au temps tout son temps.
La réponse ne se trouve ni dans l’abandon de nos règles de droit ni dans des changements institutionnels. Si les élections devaient devenir une menace ou un risque, au point qu’on en vienne à douter de leur bien-fondé, nous aurions tout perdu. Il est vrai qu’une éventuelle victoire de Trump, précédée ou suivie par une poussée des extrêmes-droites en Europe serait une bonne nouvelle pour le Kremlin.
Mais il ne tient qu’à nous de contrarier les effets de la première par une nouvelle étape de la défense européenne et d’amortir les conséquences de la seconde en commençant d’abord par agir sur ses causes et ensuite en dénonçant la perte d’indépendance et même de souveraineté que leur propagande pacifiste provoquerait si elle était entendue.
Mais en définitive le plus grave serait de ne pas comprendre la vulnérabilité des dictatures. Elles se sont toujours fracassées dans les guerres où elle se sont engagées. Elles s’épuisent militairement, elles s’abîment économiquement, elles s’appauvrissent socialement, elles s’étiolent politiquement, à mesure que les conflits durent. L’Union soviétique s’est effondrée pour de multiples raisons, mais l’une d’entre elles fut la folle expédition menée pendant des années en Afghanistan.
Si les démocraties sont donc patientes, si elles sont fermes dans les sanctions qu’elles prononcent, les punitions qu’elles infligent, les aides qu’elles fournissent aux pays agressés, en l’occurrence l’Ukraine, si elles pourchassent les complices, les financiers, les alliés des dictateurs, si elles leur coupent les vivres, si elles saisissent leurs avoirs à l’étranger, si elles déstabilisent les économies de leurs ennemis, coupent totalement leurs approvisionnements, et verrouillent les échanges, y compris technologiques, alors le temps devient assassin pour les autocrates. Inéluctablement, ils finissent par tomber.