La Bérézina de Ridley Scott
Napoléon réduit à deux dimensions, le soudard impérial et l’amoureux transi. La grandiose production du metteur en scène anglais rabougrit le personnage au lieu de s’élever à la hauteur du sujet, en bien ou en mal
De l’horrible guerre d’Espagne à Waterloo, en passant par la retraite de Russie ou l’abdication de Fontainebleau, Napoléon a subi maintes épreuves dans sa vie, jusqu’à la relégation sur un rocher venteux au milieu de l’Atlantique. Était-il juste, était-il nécessaire, de lui en infliger une autre, particulièrement cruelle, deux siècles après sa mort : le film de Ridley Scott ?
Les bonapartistes les plus dévots jurent que dans le tombeau des Invalides, où repose l’Empereur, on entend sa dépouille se retourner à chaque projection de ce nouveau Napoléon, dont le scénario semble avoir été écrit par Blücher aidé du traître Fouché pour ruiner définitivement sa mémoire. Un personnage sommaire et rustre, condottiere seulement expert dans l’art de canonner la troupe ennemie, qui conquiert l’Europe pour complaire à sa femme, intelligente gourgandine vouée au repos d’un guerrier aussi pataud dans l’alcôve qu’il est implacable sur le champ de bataille.
Avec une certaine morgue, Scott, qui a conquis Hollywood grâce à des blockbusters bien troussés, de Blade Runner à Gladiateur, plaide la liberté du créateur en envoyant promener les nains envieux de la critique. Il fallait une trame générale à cette fresque. Un dictateur qui remue le monde pour l’amour d’une femme, explique-t-il, « c’est une bonne histoire ». Certes, tous les partis-pris sont légitimes dans la fiction s’ils servent le récit.
« Pourquoi avoir substitué à un héros shakespearien un militaire de mélodrame déguisé en empereur ? »
Mais pourquoi avoir remplacé un tyran à la psychologie complexe, pétulant et cultivé, brutal et subtil, cynique et romantique, monstre d’énergie et de calcul, sensible en privé et totalement indifférent à la vie humaine, grandiose et désabusé, politique supérieur à tant de ses contemporains, qui pourtant n’étaient pas manchots, par un soudard taciturne dont on ignore volontairement l’habileté stratégique et le talent de cet administrateur civil qui a laissé des institutions toujours debout aujourd’hui ? Pourquoi avoir substitué à un héros shakespearien un militaire de mélodrame déguisé en empereur ?
La recension des inexactitudes historiques n’est guère intéressante, même si elles sont parfois comiques : Bonaparte n’a pas fait tirer ses canons sur les Pyramides ; quand Joséphine apprend à l’écran le retour de l’Île d’Elbe, elle est morte depuis un an ; à Austerlitz, l’armée russe tout entière ne s’est pas abîmée dans les étangs gelés de Satschan, scène dantesque dans le film, mais qui a noyé en fait quelques dizaines de soldats en fuite ; Napoléon n’a pas chargé sabre au clair à Waterloo, confiné sur un tertre d’où il assiste impuissant au désastre. Peu importe, au fond, c’est la liberté du créateur.
« Une saga politique et humaine sans pareille dans l’Histoire depuis Alexandre »
Aussi bien, certaines scènes sont saisissantes et justes, le couronnement qui reproduit avec maestria le tableau de David, la fuite hors de Moscou en flammes, les carrés anglais à Waterloo, et quelques autres, magnifiées par des moyens cinématographiques impressionnants. Mais l’absence de toute politique, l’élision de l’Empereur au travail, dans son bureau ou sous sa tente, où il a passé le plus clair de son existence, la transformation des personnages secondaires, pourtant tous romanesques à souhait, en simples figurants, la disparition des sarcasmes ironiques du général corse devant sa propre élévation («Joseph, si notre père nous voyait ! », dit-il au matin du couronnement, déguisé en empereur romain), tout cela réduit l’épopée à deux dimensions, les batailles livrées et les scènes d’alcôve, au lieu d’une saga politique et humaine sans pareille dans l’Histoire depuis Alexandre.
Avec cette nuance toutefois : il existe une version longue de plus de sept heures, il faudra la voir avant de porter un jugement définitif. Pour l’instant, le film visible en salle est plus proche de la Bérézina que du soleil d’Austerlitz. « Quel roman que ma vie », a dit le véritable empereur, déchu et pensif à Sainte-Hélène, en contemplant un feu mourant. Il ne devinait pas qu’on en ferait deux siècles plus tard un roman de gare.