La dissuasion nucléaire sur un coin de table

publié le 04/05/2024

Emmanuel Macron propose d’européaniser notre dissuasion nucléaire, sans nos alliés européens aient été consultés ! Par François Hollande

L'ancien président français François Hollande le 30 janvier 2019 à Paris- Photo JOEL SAGET / AFP

C’est la prérogative du chef de l’État que de fixer les grandes orientations de la politique de défense de la France. Chef des armées, le président de la République décide de l’engagement des forces et détient l’immense responsabilité de recourir en ultime ressort à l’arme nucléaire si nos intérêts vitaux sont en cause.

Depuis le général de Gaulle, la doctrine d’emploi de la force de dissuasion n’a guère évolué. Elle est fondée sur la sanctuarisation de notre territoire et elle vise à dissuader tout agresseur de porter atteinte à l’intégrité ou à la souveraineté de notre pays, sans qu’il soit besoin de définir plus précisément ces intérêts vitaux ou leur champ géographique. C’est cette incertitude qui doit convaincre un éventuel adversaire qu’il s’exposerait, en cas d’attaque, à une riposte d’une telle ampleur qu’elle le priverait de tout avantage. L’ambiguïté est un atout ; trop de clarté nuit à la dissuasion.

La force de frappe confère donc à notre défense nationale son indépendance. Elle découle d’une stratégie défensive, puisque l’emploi des armes nucléaires n’est jamais envisagé autrement que comme la réponse à une agression. Elle applique le principe de suffisance, c’est-à-dire celui de la « dissuasion du faible au fort ». Ce qui implique néanmoins d’assurer, par des efforts réguliers d’investissement, la crédibilité de nos arsenaux nucléaires. C’est pourquoi, depuis plusieurs années, plus de 20 % des crédits d’équipement de nos armées sont destinés à la modernisation de notre force de frappe. C’est pourquoi la France a gardé la maîtrise entière de ses décisions en cette matière, y compris depuis son retour dans le commandement intégré de l’Alliance atlantique en 2009.

« La création d’un bouclier antimissile supposé imperméable jetterait un doute sur l’utilité et la crédibilité de la force de dissuasion »

Sans s’écarter de cette doctrine, le président Macron, au cours d’un entretien avec les lecteurs d’un journal régional, a ouvert un débat sur l’européanisation de notre dissuasion nucléaire. Il a ajouté que cette réflexion devait inclure la défense antimissile et les armes de longue portée. C’est une double inflexion : il s’agit d’étendre le champ géographique de la dissuasion et donc de nos intérêts vitaux ; il s’agit aussi d’établir un lien entre les outils conventionnels et l’arsenal nucléaire.

Or, jusque-là, la France considérait que la défense antibalistique du territoire entrait en concurrence avec la dissuasion et risquait de l’affaiblir. La création d’un bouclier antimissile supposé imperméable jetterait un doute sur l’utilité et la crédibilité de la force de dissuasion. Sa prise en compte instaurerait un continuum défensif du continent, dans lequel les armes nucléaires de la France seraient comprises. Cette évolution conduirait alors à l’intégration entière de la France au sein de l’alliance et, plus précisément, dans le groupe des plans nucléaires de l’OTAN. Ainsi, le même président qui jugeait en novembre 2019 que cette organisation était « en état de mort cérébrale » en fait, quatre ans plus tard, l’élément majeur de la stratégie européenne, en y intégrant la dissuasion nucléaire française !

Certes, le contexte international s’est considérablement modifié avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie et avec les menaces ou les actes hostiles que Vladimir Poutine multiplie depuis février 2022. De même, personne ne peut nier que l’Europe de la défense soit devenue une obligation dès lors que les vingt-sept se sont trouvés fort dépourvus face à la nécessité de se réarmer. Enfin, la perspective d’un éloignement des États-Unis du continent européen en cas d’élection de Donald Trump nous incite à convaincre nos partenaires de mettre en commun nos potentiels industriels et militaires. Tout cela est vrai.

Mais de là à jeter sur la table ces sujets sans préparation de l’opinion, sans consultation des forces politiques et sans véritable concertation avec nos alliés, il y a matière à s’interroger. J’écarte l’hypothèse selon laquelle ces propositions soudaines relèveraient d’un calcul électoral. Mais s’il s’agit d’un plan européen, il doit être minutieusement préparé et assumé comme tel. Pour être crédible stratégiquement et acceptable politiquement, l’européanisation de la force nucléaire française doit remplir des conditions particulièrement contraignantes. Nous en sommes loin.

L’Allemagne ne conçoit sa protection qu’avec les armes nucléaires américaines et la France ne peut accepter un partage de la décision nucléaire, car la force de dissuasion est une garantie d’indépendance et de souveraineté. Elle est le produit de décisions qui remontent à loin. La première fut prise par le gouvernement Mendès-France en 1954, avant d’être poursuivie par le général de Gaulle et tous les présidents de la Vème République. Elle est née de l’accumulation de fonds budgétaires continus et significatifs et d’une doctrine qui donne à notre pays un statut particulier dans le monde.

En un mot, la force dissuasion appartient à la nation. Elle mérite mieux que des discussions de coin de table.