La gauche antisémite ?
Le thème de « l’antisémitisme de gauche » émerge dans le débat public. L’Histoire montre qu’il n’a rien d’un mythe, mais nous apprend aussi qu’on ne saurait tomber dans les fausses symétries.
Floraison de papiers sur « l’antisémitisme de gauche », consécutifs, bien sûr, à l’ambiguïté des positions de la gauche de la gauche sur le conflit israélo-palestinien. La France insoumise refuse de qualifier le Hamas de « terroriste » et son leader multiplie les déclarations douteuses sur la question ; l’extrême-gauche défend un antisionisme souvent radical, qui dénie toute légitimité à l’État d’Israël et rejoint sur ce point l’islamisme antisémite, tout comme une bonne partie du mouvement « décolonial » qui classe l’État hébreu dans la catégorie des État coloniaux et, en conséquence, les Juifs du côté des « dominants ». Papiers justifiés, donc, qui cherchent dans le passé les précédents, ou les racines, de cette dérive dangereuse.
À condition, toutefois, de se garder de l’outrance et des symétries artificielles. Pour l’oublier souvent, les auteurs de ces articles répandent l’idée fausse qu’après tout, droite et gauche sont à égalité dans ce domaine, renvoyant dos-à-dos les deux courants historiques dans une égale réprobation. Or un bref rappel du passé montre qu’il n’en est rien.
Le mouvement ouvrier du 19ème siècle ne fut pas exempt de préjugés antijuifs, c’est un fait. Pierre Leroux, fondateur du socialisme, Auguste Blanqui, Pierre-Joseph Proudhon, Jules Guesde, Jules Vallès, Jean Jaurès, ont laissé dans leurs écrits les traces de cet égarement. Marx lui-même ne fut guère amène envers ceux qui étaient pourtant ses coreligionnaires. L’antisémitisme, dans leur esprit était une des modalités de l’anticapitalisme qui fonde leur doctrine, ce qui les conduisait à épouser des préjugés ancestraux.
Au début de l’affaire Dreyfus, aussi bien, les socialistes s’abstiennent de défendre le capitaine accusé faussement. Mais tout change quand éclate l’innocence du prisonnier de l’île du Diable. Entraînés par Zola, les trois gauches, républicaine, radicale, socialiste, se regroupent dans le camp des dreyfusards au nom de l’humanisme et l’universalisme, tandis que la droite forme le gros des troupes adverses. Barrès, Maurras, Déroulède et les autres théorisent leur antijudaïsme au nom d’un nationalisme agressif et identitaire, qui essaime largement parmi les conservateurs. Au sein du mouvement ouvrier, l’antisémitisme est combattu avec énergie, à l’instar d’August Bebel, leader social-démocrate allemand, qui le qualifie de « socialisme des imbéciles ».
Et pour combattre la gauche, la droite de la droite, pendant toute la première moitié du 20ème siècle, dénonce un socialisme « enjuivé » dont Léon Blum est le symbole le plus haï, comme le feront la plupart des régimes fascisants de l’Europe, même si Mussolini fut longtemps rétif à cette idéologie. De même les nazis théorisent la lutte contre le « judéo-bolchevisme », modalité russe du « complot juif mondial » contre la race aryenne. En France, la détestation des Juifs, monnaie courante parmi les nationalistes des années 1930, débouche en 1940 sur « l’antisémitisme d’État » qui instaure, sous la direction du Maréchal Pétain, une discrimination légale envers la communauté juive de France qui facilitera la mise en œuvre de la Shoah par l’occupant.
Ainsi, on suggère une sorte d’équilibre entre antisémitisme de gauche et de droite, alors même que le premier resta minoritaire et, au fond, incongru au sein du mouvement ouvrier, tandis que l’extrême-droite en fit son fonds de commerce et que la droite en fut aussi imprégnée jusqu’en 1945, avec les terribles conséquences humaines que l’on sait. Fausse symétrie, donc, qui s’explique facilement. Le nationalisme identitaire postule que les peuples doivent de défier des éléments allogènes, en donc des Juifs en premier lieu, même si les musulmans leur paraissent aujourd’hui constituer le danger principal. La gauche universaliste, quand elle reste fidèle à ses principes, stigmatise toute discrimination et tout préjugé fondé sur l’origine de tel ou tel citoyen ou citoyenne, ce qui contribue à l’immuniser contre tout antisémitisme.
Tel est le rappel historique élémentaire qui doit corriger la tentation qui perce ici et là dans l’opinion et qui tend à renvoyer dos-à-dos ces deux perversions doctrinales. On objectera que monte en puissance, à l’extrémité du spectre progressiste, une « gauche identitaire » dont les dérives, en divisant la société sur une base ethnique, pourraient nous ramener loin en arrière. Juste remarque, qui incite désormais la gauche qui veut rester fidèle à elle-même, à se battre sur deux fronts contre la peste identitaire.