La guerre mondiale de l’épargne

par Bernard Attali |  publié le 26/07/2024

L’épargne s’est faite beaucoup plus rare. Un retournement durable et grave de conséquences.

Depuis 25 ans la planète et ses dirigeants ont été habitués à vivre dans un monde ou l’épargne était abondante (le fameux “saving gluts“ des économistes anglo saxons). Il en résultait à la fois désinflation et baisse des taux d’intérêt. Mais depuis plusieurs mois, le paysage a changé du tout au tout. Le commerce international s’est fracturé par grandes zones et l’épargne s’est faite plus rare, beaucoup plus rare. Ce retournement est durable. Et grave de conséquences.

Aujourd’hui, seuls les pays de l’OPEP réussissent à conserver un excédent courant extérieur significatif. Avec pour le moment la Chine, ils financent pratiquement 100 % du déficit extérieur des États Unis. Mais les excédents pétroliers vont être de plus en plus investis localement et de moins en moins dirigés vers les pays de l’OECE. Quant à la Chine, ses problèmes ne font que commencer. Je fais partie de ceux qui pensent qu’elle sera vraiment vieille avant d’être vraiment riche.

Nous sommes donc entrés dans une nouvelle guerre : celle de l’épargne mondiale. Et ce, au moment même où les besoins d’investissement de la transition digitale, du défi énergétique et du réarmement international deviennent gigantesques. La seule contrainte climatique nécessitera chaque année 3 à 4 points de PIB en investissements supplémentaires. Soit, et pour longtemps, 5000 milliards de dollars ! Ces investissements vont exiger une épargne placée à long terme et pour des investissements à rentabilité faible et souvent risqués, s’agissant de nouvelles technologies. Personne ne sait dire les gains de productivité qui peuvent en découler. En tout cas pas avant un bon moment.

« L’attraction du marché américain est telle (par sa profondeur et ses rendements) que l’Europe financière est devenue une passoire »

L’Europe est particulièrement mal placée sur l’échiquier : son épargne est encore abondante, mais elle en laisse fuir une grande part aux États-Unis : 300 milliards de dollars chaque année. L’attraction du marché américain est telle (par sa profondeur et ses rendements) que l’Europe financière est devenue une passoire. Notons au passage le paradoxe : si le marché américain est attirant pour les capitaux c’est en grande partie grâce à l’intervention massive de l’argent public ! Joe Biden fut de ce point de vue un digne héritier de Roosevelt.

Pour endiguer l’hémorragie, l’économiste Patrick Arthus a raison : les dirigeants européens devraient changer de paradigme dans la conduite de leur politique économique. C’est à dire relancer la machine, renforcer les solidarités entre États, créer un marché unique des capitaux et passer d’une logique de soutien à la consommation à une logique de soutien à l’épargne longue. C’est à dire faire le contraire de ce qui prévaut aujourd’hui, où l’épargne financière européenne est très majoritairement à court terme (65 %) et sans risque. Tandis que les placements à long terme sont très insuffisants (19 % du PIB en Europe et 9 % en France). L’urgent passa avant l’important ….

L’effort à faire est considérable quand on réalise que la France seule affiche déjà un déficit de sa balance courante de 2 points de PIB, au prix d’un endettement record. L’argent est comme le mercure : une matière très difficile à saisir.  Améliorer l’attractivité de notre pays mériterait un plan de bataille autrement plus ambitieux que des JO dispendieux et des rencontres épisodiques à Versailles. Nos responsables politiques devraient regarder la situation en face ! Comme le disait Paul Valéry : « La meilleure façon de réaliser ses rêves c’est encore de se réveiller ».

Toute la série :
1. Pour une relance européenne
2. La guerre mondiale de l’épargne

Bernard Attali

Editorialiste