La lente agonie de la République: « l’urbanisme » (1)

publié le 10/09/2023

 Politique de la ville, service national, école, vie associative, police : les erreurs qui nous ont conduits où nous sommes. Une série en cinq volets par Philippe Dorthe.

Philippe Dorthe, conseiller régional et départemental honoraire (PS)

Il serait illusoire de penser que les émeutes de juillet déclenchées par la mort du jeune homme de Nanterre, ainsi que le mouvement des gilets jaunes, soient la résultante d’une seule cause, laquelle varie d’ailleurs en raison des postures politiques. L’état inquiétant de notre République est le résultat de plusieurs erreurs commises depuis longtemps.

Avant d’élaborer un projet crédible, la gauche sérieuse, celle de Jaurès qui a défini en une phrase la social-démocratie : « Aller vers l’idéal et comprendre le réel », doit s’entendre sur ce constat.

Je souhaite ici avancer les explications qui me paraissent les plus pertinentes et avancer une série de solutions conformes à nos valeurs sociales et républicaines. Je les ai regroupées en cinq parties qui seront publiées l’une après l’autre au long de cette semaine de rentrée. Autant de sujets oubliés ou mal traités par une majorité issue de la technostructure parisienne, confortée artificiellement par la démagogie pratiquée à haute dose dans la mouvance de Jean-Luc Mélenchon avec des parlementaires totalement hors sol dont le populisme n’a d’autre effet que de rabaisser un peu plus le crédit de l’institution parlementaire.

La première erreur tient à la politique urbaine.

L’après-guerre a suscité, dans de nombreux pays d’Europe, dont la France, des programmes de reconstruction et de réindustrialisation au cours d’une période nommée chez nous « Les Trente Glorieuses ». Une grande partie de la main-d’œuvre nécessaire à tous ces chantiers est venue des anciennes colonies françaises et notamment du Maghreb. Les sachants de l’urbanisme de l’époque ont préconisé des programmes immobiliers très densifiés pour loger tout ce monde. Sont nées les barres et les grandes cités que nous connaissons aujourd’hui.

Dans beaucoup d’endroits, ces logements furent d’abord occupés par une classe sociale mixte, bénéficiaire du plein emploi. Rapidement l’accès à la propriété s’est développé. D’abord pour les plus aisés, rejoints progressivement par les salariés moins argentés, aidés par les prêts bancaires peu onéreux. La croissance commença à chanceler lors du premier choc pétrolier de 1973, accentuée par celui de 1979. Petit à petit, la paupérisation s’est installée et s’est précipitée avec les crises économiques de 1990 et 2008.

Nous connaissons la suite. Ces cités se sont refermées sur elles-mêmes, des économies parallèles ont fleuri, un prosélytisme religieux radical y a trouvé son terreau. Ceci ne s’est pas fait en un jour, mais quand il était encore temps de changer le fusil d’épaule, la cécité du monde politique, le déni, la bien-pensance d’une certaine gauche et la haine émanant de la droite extrême ont définitivement enkysté le sujet.

Une société sans projet et un État sans vision ont fait naître progressivement une nouvelle organisation sociale hors la République, avec ses propres règles, son propre langage, sa propre économie : le quartier. Jusque-là les quartiers étaient des secteurs de ville. Certains sont devenus des micro-États dirigés par des petits groupes minoritaires faisant régner la terreur. De l’opinel on est passé à la Kalachnikov et au 357 Magnum.

Cette réalité aurait dû faire bouger la vision urbanistique du développement de nos villes ! Eh bien non, les « sachants » comme au bon vieux temps des Trente Glorieuses nous vendent leur même soupe : la concentration urbaine. Seules les raisons ont changé, il ne s’agit plus de loger une main-d’œuvre nécessaire au développement du pays mais de coller au mouvement qui fait loi : le développement durable. La nouvelle concentration urbaine vise à supprimer les déplacements pendulaires domicile-travail, source de pollution. La bétonisation vertueuse vient de naître. Il faut que les salariés qui vivent loin puissent travailler et vivre à la ville.

C’est, entre autres, le cas de Bordeaux, ma ville, vendue à la découpe pendant vingt ans à la promotion immobilière. Basés à 80 % sur la défiscalisation, les nouveaux quartiers poussent comme des champignons. Une concentration encore plus marquée à cause d’une spéculation foncière débridée qui force les promoteurs à monter en étages et à construire au moindre coût, ce qui génère un florilège de malfaçons. Bien sûr, les mêmes causes commencent à produire les mêmes effets.

Déjà, l’architecture concentrée traversée par des sentes étroites attire progressivement les trafics. Il y a quelques années, dans une discussion privée avec un préfet, je fus très marqué par son analyse qui prédisait que dans les dix à quinze ans à venir, quand les propriétaires en auraient terminé avec les obligations imposées par la défiscalisation, ces nouveaux quartiers à la construction médiocre seraient récupérés par les bailleurs sociaux en déficit d’appartements, qui chargeraient ces logements de personnes paupérisées et en souffrance sociale.

La boucle est donc bouclée et la finance aura encore gagné sur le bon sens et sur l’apprentissage du passé.

Philippe Dorthe, conseiller régional et départemental honoraire (PS)