La marche triomphale des « classes dangereuses »
Ce sont les classes populaires américaines, déboussolées par un changement de monde, qui ont assuré la victoire de Donald Trump.
Tout porte à le croire, à l’heure où l’on écrit ces lignes : les « classes dangereuses » américaines, angoissées par la réinvention du monde imposée par ceux qui en « parlent la langue » nouvelle, qui en maîtrisent les codes contemporains, ont assuré l’élection de Donald Trump à la tête des États-Unis.
L’Histoire sait repasser les plats : en 1840, Honoré-Antoine Frégier, chef de bureau près la Préfecture de police de la Seine, publiait un mémoire humblement consacré à la question des « classes dangereuses » des grandes villes et aux moyens de les « rendre meilleures ». Cette qualification sans ambages de populations urbaines reléguées par les transitions économique, sociale et culturelle du XIXème siècle à son adolescence, des « misérables » d’Hugo dont Louis Chevalier décrivit si admirablement la condition, fut si admirablement décrite par Louis Chevalier, fit florès : elle fut ironiquement ou colériquement détournée par tout ce que la gauche produisit de radicalité (anarcho-syndicalisme, anarchisme, blanquisme, léninisme, trotskysme, situationnisme, maoïsme… ) jusqu’aux années 1970.
Elle fournit même au dramaturge Valère Novarina le titre d’une de ses plus belles œuvres, Le Babil des classes dangereuses, publiée en 1978, qui fait son miel doux-amer de la solution de continuité langagière entre peuple et bourgeoisie, solution qui, assurant la domination générale de la seconde, son aisance à gouverner l’ordre des choses, le « grand théâtre du monde » cher à Shakespeare, cantonne le premier dans un silence qui l’aigrit et le dispose au pire…
Comment ne pas fustiger ce matin l’aveuglement dans lequel pataugent les inventeurs d’un devenir du monde fondé sur la capacité accordée à l’individu de « persévérer en soi », de se développer et de développer sa présence au monde sans entraves, quitte à lui substituer un monde sans ancrage physique, matériel, un double artificiel ?
Comment ne pas flétrir l’ignorance entretenue par les nouveaux « maîtres » hégéliens du sort de leurs nouveaux « esclaves », à la fois confinés et perdus dans les quatre murs d’une déréliction économique, territoriale, culturelle, morale, cette ignorance qui les condamne, à terme, partout, on le sent, on le sait, à un terrible et bien « actuel » retour de bâton ?
Qu’est-ce que le « sud global » imaginaire, conceptuel, sinon le nom donné à des régimes qui, pour la plupart d’entre eux, conscients de la dangerosité de leur peuple outragé, se passent de son avis, ou bien à des régimes qui, conscients de la faute de compréhension du sort de leurs nouveaux prolétariats commise par les souverains de « l’Occident » s’en arrogent la fonction de représentation ?
Qu’est-ce que le nuancier illibéral qui pousse ou qui vainc en Europe, en Amérique latine, sinon celui des oreilles opportunément prêtées à des « classes dangereuses » en état d’aigre sidération, dont il s’agit pour le populisme non tant de porter la voix que de réifier, d’instrumentaliser les rancœurs à la fois compréhensibles et prévisibles ?
Trump sera sans doute officiellement élu dans quelques heures. Plus à proximité, démagogies xénophobe ou séparatiste soumettent les martyrs des transitions françaises à une inféodation au fond assez répugnante, et leur feinte compassion tord le bras de l’action publique.
S’il est une gauche, elle saura renouer le dialogue avec les « classes dangereuses » de Frégier et ne se bornera pas à les écouter gémir en bâillant : au nom d’un projet « républicain », au sens étymologique, noble et profond du mot, au nom de l’exigence d’un devenir commun, d’un projet puissamment intégrateur, elle les associera pleinement à la définition de leur sort, elle allouera à celui qui périt de solitude dans l’angle aveugle de la marche du monde, enfin, le droit de « vivre sa vie ».