Gauche: risque de naufrage en eau tiède

par Bernard Attali |  publié le 13/09/2023

Il faut arrêter d’avaler sans réagir les arguments de droite. Être raisonnable ne condamne pas à être inaudible. La gauche sociale démocrate, qui se plaint de n’être pas entendue, fait-elle autre chose que d’enfiler des propos convenus ?

Un président de la République affirma un jour avec hauteur : « la politique ne se résume pas à mettre sa signature sur l’air du temps ! »  

Il faut évidemment fuir les braillards de l’extrême gauche. Mais il sera difficile à la gauche « raisonnable » de convaincre si elle se camoufle derrière des mots-valises qui cachent le vide de la pensée. Elle se dit « républicaine ». C’est superbe. Mais je doute que le grand mot de République, rabâché à l’envi, suffise à éclairer les plus jeunes. Savent-ils seulement ce que c’est ?

Et l’État ? Il parait qu’il faut le restaurer. Mais quel État ? Depuis des années les meilleurs esprits  – pas seulement à droite- ont plaidé pour son attrition. Face à cette doxa la gauche doit en finir avec ses complexes, surtout dans un pays comme le nôtre où l’État a précédé la Nation. Certes il faut lutter contre les excès de bureaucratie.

Certes il faut plus, beaucoup plus de décentralisation. Mais laisser à l’extrême droite le soin de défendre l’autorité de l’État est un contresens que nous risquons de payer très cher. Clémenceau et Jaurès sont indissociables, ensemble, ils font partie de notre histoire.

La sociale démocratie n’est pas soluble dans le centrisme. Ses responsables devraient parler clair et ne pas se perdre dans la recherche d’un consensus mou. Être raisonnable ne condamne pas à être inaudible. Il faut analyser ou nous conduit la mode du « en même temps ». En enchainant une vérité à son contraire, on installe le flou.

Cette religion du milieu explique beaucoup de choses : la confusion du pouvoir lorsqu’il n’assume pas ses choix et la vanité de la « troisième voie » lorsqu’elle se noie dans l’eau tiède. La reconquête de la gauche ne fera pas l’économie d’une nouvelle confrontation d’idées. Pourquoi le regretter ? La démocratie c’est l’alternance.

Quand, hier aux commandes, ses responsables ont privilégié la défense de minorités au combat de classe, ses électeurs se sont sentis trahis. Non sans raison. On ne construit pas une pensée politique sur le mariage pour tous, même si la cause est légitime. Il faut être bien naïf pour abandonner l’universalité et s’allier aux fanatiques de l’identité. L’appartenance à une classe sociale reste le déterminant politique essentiel. Il devrait sauter aux yeux que les réformes « sociétales » ne suffisent pas à changer la société. 

Pour être concret et ne prendre qu’un exemple, le silence assourdissant des responsables de la gauche dite de gouvernement sur toute réforme de la fiscalité cache un embarras coupable face aux inégalités de notre société. Au moment où les démographes nous annoncent une explosion du troisième âge ne serait-il pas judicieux de financer les investissements nécessaires par un impôt sur les successions les plus élevées ?

 Quand l’inflation écrase les ménages modestes ne serait-il pas urgent de revoir à la hausse la fiscalité des entreprises qui rachètent leurs actions au lieu d’améliorer les salaires ?

Il faut arrêter d’avaler sans réagir les arguments de droite : toutes les recherches économiques montrent que les inégalités ne sont pas qu’un danger pour la cohésion sociale : c’est un des freins les plus notables à la croissance ! Même le Cercle des économistes le confesse aujourd’hui, toute honte bue. C’est dire…

Je n’ai jamais pensé que la finance était « l’adversaire ». Mais quand on a dit cela, il aurait fallu l’assumer. Au lieu de quoi les promesses de régulation bancaire, de limitation des stock-options, des parachutes dorés et autres retraites chapeaux sont restées lettre morte. Il y a deux façons de décevoir : prendre des engagements qu’on n’aurait pas dû prendre et ne pas tenir ses promesses après les avoir martelés. En dire trop et ne pas en faire assez.

Quand on voit telle ou telle grande fortune fait un don aux Restos du Cœur il faut l’en féliciter… sans oublier à qui profite toutes les ficelles de l’optimisation fiscale. Il y a aujourd’hui 2000 enfants qui dorment dans nos rues et dix millions de personnes en dessous du seuil de pauvreté ! Intolérable. La charité ne saurait se substituer à la solidarité.

Il ne s’agit pas de prôner un égalitarisme rigide et stérile. Ni de rejouer à la lutte des classes. Mais il faut redonner espoir à ceux qui font la France au quotidien, a ceux que le système productif écrase, à ceux que le système éducatif laisse de côté, à ceux qui ont tenu bon pendant la crise sanitaire, qui ont entendu tant de promesses et qui ont si peu reçu.

Et à ceux que les nouvelles technologies vont laisser au bord du chemin. Jamais le fameux distinguo de Goethe (entre ordre et justice) n’a été plus actuel.

Il n’y a pas constitution d’une identité sans affirmation d’une différence. La conflictualité de classe est une donnée immuable de la vie démocratique. En matière politique on ne peut être modéré qu’avec modération.  Effacer la frontière entre droite et gauche c’est ouvrir une autre fracture, plus aventureuse, entre le peuple et les élites, entre « eux » et « nous ».

Si la politique se résume à garantir le bon fonctionnement du marché alors tous les éléments sont réunis pour que les populistes captent les frustrations populaires. Il faut que la gauche soit crédible, certes, mais elle n’y parviendra pas en n’étant séparée de la droite que par des nuances d’exécution. L’illusion du juste milieu est le carburant des démagogues.

Les sociaux démocrates doivent parler plus haut et plus clair s’ils veulent éviter de se voir affubler la vieille enseigne : « restaurant ouvrier, cuisine bourgeoise ».

Bernard Attali

Editorialiste