La République : oui. Pourquoi la décivilisation ?

publié le 04/06/2023

« Née d’une idée universelle, la Nation ne peut se réduire à une identité où domineraient le repli et la peur… », par Bernard Cazeneuve.

Bernard Cazeneuve- PhotoHugo AZMANI / Hans Lucas.

L’état de la France, la violence qui monte et les divisions qui s’enkystent, appellent un sursaut. Alors que l’unité et la recherche de solutions devraient prévaloir, comme souvent lorsque la succession des faits tragiques dessine un engrenage exposant la société à l’insécurité grandissante, l’instrumentalisation des drames vécus, entretient les plus cyniques dans l’illusion d’un gain politique immédiat.

On impute au laxisme du pouvoir en place toutes les dérives dont pâtit la Nation. Les discours sont alors dominés, non par le risque de voir définitivement compromis la concorde civile – c’est-à-dire la plus éminente des promesses républicaines – mais par la volonté de préempter la souffrance des victimes et par-delà, de capter le ressentiment des Français. L’humaine compassion n’est plus ce à quoi on appelle spontanément car tout ce qui est humain, et qui renvoie à l’altérité, est volontiers considéré comme la manifestation coupable d’une faiblesse de caractère. 

Si bien que la volonté d’en découdre, avec les fauteurs de violence, peut aller jusqu’à réhabiliter la vengeance ou la loi du talion. Si l’on ajoute à ce climat, la tentation toujours délétère d’imputer à l’immigration toutes les difficultés d’une époque, la peur entretenue du grand remplacement finit par instaurer, au cœur de la Nation, le poison lent de la guerre civile puis du séparatisme.

On ne saurait non plus passer sous silence le discours véhément des insurgés par posture (politique) et des naïfs par structure (idéologique), qui considèrent que la préoccupation de la sécurité, parmi les gouvernants, sert d’alibi à la criminalisation des multiples formes de contestation. L’évocation constante de la violence ordinaire de la part des dirigeants actuels, ne serait que l’alibi d’une stratégie destinée à mieux museler le corps social.

Le pouvoir étant autoritaire par construction, il conviendrait d’en dénoncer la nature répressive, en présentant systématiquement la violence de certains manifestants, comme la conséquence de la violation régulière de leurs droits par un Etat policier, indifférent à leurs aspirations légitimes. Il faut avoir porté cette représentation politique à son paroxysme, pour affirmer que la police tue, autrement dit pour laisser penser que le mandat dont l’ont investie ceux qui la dirigent, vise – c’est le mot – à porter atteinte à l’intégrité physique des citoyens qu’elle est censée protéger.

Il y a enfin le pouvoir en place qui n’est pas totalement dépourvu d’arrière-pensées lorsqu’il évoque les questions de sécurité, mais dont on aurait tort de croire qu’il n’est mû que par elles. Ayant exercé les responsabilités de ministre de l’Intérieur, pendant les heures sombres où notre pays fut frappé par les attentats terroristes, j’ai pu mesurer l’injustice de certaines polémiques déclenchées à l’encontre de ceux dont la première des missions, souvent au péril de leur vie, est d’assurer la protection des Français.

Entre le procès en laxisme dont ils sont l’objet de la part de certains, et celui en excès d’autoritarisme qui les expose à la vindicte de tous les autres, entre la naïveté qu’on leur prête parfois et un goût prononcé pour la répression dont on les soupçonne la plupart du temps, il est peu de place pour un jugement lucide et mesuré.

Pourtant, c’est bien par ce seul moyen qu’il serait possible d’apprécier leur action à sa juste valeur. Pour des raisons qui tiennent à l’extrême difficulté d’apaiser le débat démocratique sur ces sujets si sensibles, si essentiels aussi, il est toujours hasardeux, pour ceux qui gouvernent, de s’aventurer à instrumentaliser à leur tour l’insécurité dont les populistes font en permanence leur miel. Il serait d’ailleurs illusoire d’espérer en tirer un quelconque bénéfice politique.

D’abord, parce que les évènements et les faits divers que le discours amalgame, pour les besoins du raisonnement ou l’efficacité de la démonstration, n’ont que peu de points en commun : la tragédie de Roubaix, qui a vu trois jeunes fonctionnaires de police perdre la vie dans un accident de la route, provoqué par des individus sous l’emprise de l’alcool et de produits stupéfiants, ne relève pas du même engrenage que celui qui a abouti à l’assassinat d’une infirmière, dans un hôpital, par un déséquilibré suivi de longue date par les services spécialisés de santé mentale. De même, les agressions dont les élus sont de plus en plus souvent la cible, ont des ressorts bien différents de ceux qui se trouvent à l’origine des faits divers les plus tragiques.

Faire procéder l’ensemble de ces faits d’un mouvement de « décivilisation », dont la France serait la seule victime, sans même donner de ce concept une définition qui contribuerait à le rendre intelligible aux Français, surtout en demande d’efficacité et de justice, reviendrait à ouvrir de nouvelles polémiques, sans avoir tracé la moindre perspective, qui soit de nature à contribuer au sursaut républicain.

S’agit-il désormais d’aider à la promotion de la pensée de Renaud Camus, dont l’inspiration réactionnaire ne fait guère de doute ? S’agit-il au contraire de convoquer celle de Norbert Elias, en la dénaturant, la décivilisation désignant dans sa pensée ce par quoi une génération montante se rebelle contre la précédente, discréditée et agrippée aux privilèges de positions depuis longtemps établies ?

A moins que le pouvoir en place ne soit plus que communication – l’hypothèse n’est pas à exclure – et tente de préempter un sujet primordial – celui de la violence qui monte au cœur de la société – en le soumettant à l’épreuve du vacarme. Les populistes seraient ainsi privés du monopole qui les faisait exceller seuls dans cet art. Ce serait là un jeu dangereux. Car il ne saurait y avoir d’efficacité, face à la perte du sens de la Nation, dans le surgissement d’un populisme d’Etat, empruntant à ceux qu’il est censé combattre, le tacticisme, la sémantique et les slogans qui les singularisent.

Née d’une idée universelle, la Nation ne peut se réduire à une identité où domineraient le repli et la peur. Ce serait ignorer que la violence a des ressorts et que l’insécurité se combat d’abord par les armes du droit, ainsi que par une chaîne pénale efficace. Ce serait aussi renoncer à l’espérance, en condamnant à la résignation tous les peuples du monde – et d’abord le peuple français – qui attendent de la France qu’elle retrouve sa ferveur républicaine.

Bernard Cazeneuve

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