La traversée d’une époque en solitaire
Avec Leçons, Ian McEwan nous livre un éblouissant portrait d’un homme sans qualités
On aime bien les très bons romanciers anglais contemporains, Mc Ewan ou Coe, car ils n’hésitent pas à parler du monde plutôt que de leur nombril: c’est plus ambitieux, plus risqué, mais autrement plus intéressant.
D’ambition, le dernier livre de Ian Ewan ne manque pas. Rien d’autre qu’une évocation de la transformation de l’Angleterre, de l’Empire au Brexit, à travers la vie d’un héros somme toute aussi attachant et médiocre que nous le sommes sans doute tous.
Né peu après la guerre, élevé en Libye par un père capitaine à moustaches issu du rang et une mère terrorisée, il est vite envoyé en boarding school, autant dire dans les froides ténèbres extérieures. Jeune pianiste prodige, il entre progressivement dans une relation trouble avec sa professeur de piano. Premier coup du destin, l’imminence de l’anéantissement atomique lors de la crise des missiles de Cuba le jette dans ses bras et son lit. Il a 14 ans, il ne s’en remettra jamais.
Pour échapper à la passion exclusive et humiliante de Miriam, il abandonne collège, études et piano classique au seuil de sa vie d’adulte et plonge dans les petits boulots et la divagation hippie.
Parti pour l’Allemagne, qui occupe une place centrale en contrepoint avec l’Angleterre, il tombe amoureux d’Alissa et peut se croire sauvé. Peu après la naissance de leur enfant, elle part pourtant sans laisser d’explication ni d’adresse. Il la reverra, et elle sera une autre femme, tout comme sa professeure de piano. Mais lui-même aura tant changé.
On ne dévoilera pas la suite, qui nous fait traverser les années Thatcher, la chute du Mur de Berlin (magnifiques pages sur son errance hallucinée, porté par la foule, entre Est et Ouest), les illusions Blair, le Brexit et ses odieux Brexiters. C’est romanesque sans excès, peuplé de personnages complexes qui traversent les événements européens de plusieurs décennies en faisant de leur mieux pour vivre leur vie d’hommes et de femmes, à hauteur d’illusions, de déceptions, d’approximations sentimentales, de silences et d’amour de la vie, malgré tout.
Bien sûr, on aime retrouver, à la lecture de Leçons, ce qu’on a soi-même vécu, et celui qu’on a été ou cru être à travers les bouleversements du monde. Il y a certes un brin de nostalgie dans le plaisir qu’on éprouve.
Il y a surtout la puissance d’un roman, long, aux héros ambigus, attachants et irritants: comme toute bonne littérature, il nous dit avec brio la difficulté d’accorder les aspirations confuses de la jeunesse avec l’homme ou la femme que l’on devient, jouet un peu des événements, complaisant beaucoup dans ses faiblesses, et toujours porté par l’incertitude.
Ça nous parle de nous, on aime.