La voix d’Emma
Que retenir de toute une année ? Peut-être une chanson. Pas une ritournelle d’été, mais les mots et la voix d’une enfant venue d’ailleurs, et qui a renversé la foule européenne de Maastricht
« Écoutez-moi »…au premier mot de la chanson, le silence s’est fait dans l’immense foule rassemblée sur ce square Vrijthof à Maastricht. Sur scène, un orchestre symphonique dirigé par André Rieu, vedette nationale, violoniste en smoking et baguette à la main. La nuit tombe. La scène est encadrée par un gigantesque fronton grec, une photo de la tour Eiffel et une église réelle historique. C’est grand, classique, presque pompier.
Et puis là, un point, à peine visible, une petite fille aux cheveux châtain clair, visage doux, habillée d’une robe noire pour qu’elle ne disparaisse pas de la vue. Elle salue d’une génuflexion polie, elle dit « Écoutez-moi » en ramenant ses mains vers elle. Et le miracle a lieu. Tout le monde écoute dans un silence de marbre antique.
Emma Kok a onze ans. Elle souffre d’une maladie rare et terrible, son estomac paralysé, et doit-être nourrie par un tube. Elle est mince, fluette, fragile, on a peur pour elle et envie de la prendre dans ses bras pour la déposer sur un lit d’hôpital. On a tort.
« Écoutez-moi / Parlez-leur de cette fille aux yeux noirs/Et de son rêve fou »…Voilà est une chanson de Barbara Pravi, magnifique, que la créatrice chante d’une voix douce, tendre, à la française. Emma, elle, s’en empare dès les premiers mots. La fille aux yeux noirs, c’est elle. Sa voix dit tout le contraire de son corps. Une formidable puissance incarnée qui déchire le ciel d’une nuit d’été lourde de chaleur. « Ne partez pas/ J’vous en supplie, restez longtemps »…la foule est sidérée. Ce point noir sur la scène, heureusement relayé par des écrans géants, est-ce là, d’elle, de ce corps d’enfant que sort cette voix?
Emma chante et l’effet est dévastateur. La caméra saisit des visages figés, une jeune femme bouche entrouverte, les yeux écarquillés, une autre femme, plus âgée, belle, en habit de soirée, lèvres rouges tremblantes, qui balance sa tête sans plus de retenue, ou un homme à la barbe blanche, dont les yeux deviennent rouges, lui qui n’a pas dû pleurer depuis si longtemps. En quelques notes, quelques mots de la gamine, le vernis cérémonieux de la soirée de gala a fondu. « Voilà, voilà, voilà, voilà qui je suis/ Me voilà même si mise à nue j’ai peur, oui/ Dans le silence… » Soudain, la musique s’arrête.
Le public reste muet. C’est fini ? Non. La voix d’Emma reprend, encore plus puissante. « Voilà, voilà, voilà, voilà qui je suis/ Me voilà même si mise à nue c’est fini » Une voix qui devient orchestre symphonique, forte comme le final d’un concert wagnérien. La foule explose, toutes les digues craquent, toutes les pudeurs s’envolent, les maquillages fondent, les jeunes, les vieux, les officiels, tout le monde pleure à chaudes larmes. Et nous aussi. Elle, refait sa petite génuflexion d’enfant sage, salue, s’en va. Nous, on est ailleurs.
Quoi ? Au pays de l’humanité souffrante, des enfants meurent par milliers en Ukraine et à Gaza et la seule voix d’une gamine de onze ans nous terrasse ? Oui, parce qu’elle est tout cela à la fois, la fragilité extrême, le scandale du massacre des enfants qui ne grandiront jamais, mais aussi leur puissance, leur force immense, leur voix qui peut tout subvertir, tout transcender. La voix d’Emma.