L’affrontement dont on ne parle pas

publié le 11/10/2024

À quel point la connaissance du conflit millénaire qui oppose sunnites et chiites est-elle essentielle pour comprendre les enjeux géopolitiques d’aujourd’hui ?

Par Paul Nessim

Deux religieux musulmans libanais sunnite (à droite) et chiite (à gauche) face à un char israélien à Kfar Shuba dans le sud du Liban en juin 2023. (Photo de Mahmoud Zayyat / AFP)

La guerre qui fait rage depuis un an entre Israël et le Hamas a modifié le rapport de force dans le monde arabe. Depuis les accords d’Abraham, signés en août 2020 sous l’égide de Trump, il était acté que les pays tels que Bahreïn, les Émirats Arabes Unis, le Soudan et le Maroc acceptaient de faire d’Israël un acteur géopolitique majeur de la région, de le reconnaitre en tant qu’État et de nouer des partenariats économiques ambitieux avec. L’attaque terroriste du 7 octobre 2023 a ébranlé ce processus et a remis la cause palestinienne au premier rang.

Depuis un an, plusieurs enseignements peuvent être tirés concernant le Hamas : il est ruiné militairement avec une perte de 2/3 de ses combattants, les civils sont réduits à des conditions de vie extrêmes et la bande de Gaza est rasée. Pourtant Benjamin Netanyahu n’a pas de solution politique pour le jour d’après et Israël est dans le viseur d’une partie du monde qui condamne la dureté de sa réplique.

Il faut regarder de près le conflit. On pense très souvent que c’est un conflit entre Israël et Hamas, voire entre juifs et musulmans pour le contrôle de la terre sainte. Mais, c’est aussi une guerre géopolitique et religieuse qui concerne la « Oumma » (communauté) musulmane, un conflit millénaire entre sunnites et chiites.

Quelles sont les différences entre les deux branches majeures de l’Islam ? Le prophète Muhammad meurt en 632. Dès lors, deux factions s’opposent pour lui succéder : les partisans d’Ali, son gendre; et Abu Bakr, son compagnon. Après des années de conflits, ce dernier va l’emporter et devenir le premier calife (successeur) de l’Islam. Les sunnites représentent la majorité des musulmans dans le monde maghrébin, moyen-oriental et asiatique. Les chiites, eux, sont majoritaires en Iran, Irak, Azerbaïdjan et Bahreïn. Depuis plus de 1000 ans, les deux branches s’affrontent ouvertement pour avoir la plus grande influence dans le monde musulman.

Les leaders du monde chiite sont iraniens. Depuis la révolution de 1979 et l’insaturation du pouvoir religieux de l’ayatollah Khomeiny, l’Iran développe son armée, ses relais politiques, son potentiel nucléaire et sa propagande. Ses principaux rivaux sont « le grand Satan » américain et le « petit Satan » ou « entité sioniste », Israël, dont la destruction est un objectif majeur. Dans la logique iranienne, les ennemis ne sont pas que les occidentaux et les « sionistes ». Ce sont aussi les pays arabes sunnites « corrompus » qui entretiennent des rapports avec les États-Unis et Israël.

Les iraniens se placent dans une posture de libérateurs des palestiniens et de premiers contestataires de l’ordre actuel, tout comme le Vietnam communiste des années 70 défiait le géant américain. Pourtant, Téhéran ne veut pas d’un conflit à grande échelle ; seulement rendre crédible ses moyens de dissuasions pour imposer sa stratégie et son point de vue.

Pour ce faire, l’Iran forme une grande alliance nommée « axe de la résistance » et composée ainsi :

  • Le Hezbollah, anciennement dirigé par Hassan Nasrallah, dont tout le commandement a été tué par les renseignements israéliens est le partenaire privilégié et historique, depuis 1982. Ils sont formés, entrainés et armés par les pasdarans iraniens. Harcelant l’État hébreu par des lancements de missiles, ayant assassiné des français et des américains en 1983, ils règnent sur le Liban et menacent aussi bien Israël que la Syrie ou la Jordanie qui redoutent la déstabilisation des chiites chez eux
  • Le Hamas, un groupe de combattants sunnites déçus par l’inaction et la complaisance supposée des autres pays arabes envers les Etats-Unis et Israël. Ils ont décidé de s’associer avec l’Iran qui finance et arme ses combattants
  • La résistance islamique en Irak, Hach Al Chaadi
  • Les Houthis du Yémen, environ 200 mille combattants, qui contrôlent près de 70% de la population et lancent des attaques régulières contre les navires marchands battant pavillon américain sur le canal de Suez et la mer rouge

L’Iran, le Hamas et ses alliés ont provoqué la tuerie du 7 octobre dans le but de faire revenir sur la scène mondiale la cause palestinienne, mais aussi pour nuire aux arabes sunnites accusés de normaliser leurs relations avec l’Occident. Le but était de les piéger et de les contraindre à rompre publiquement leurs relations « douteuses ». Ainsi, l’Iran pouvait apparaître comme le seul étendard de la lutte contre l’Amérique.

Pourquoi est-il important de comprendre le rôle de l’affrontement sunnites-chiites dans le conflit israélo-palestinien ? Parce que l’Iran, depuis 1979, est un pays qui entend exporter sa révolution islamique. Les ennemis sont tout autant à Riyad qu’à New York et c’est une vraie lutte de nature politique, géopolitique et idéologique pour le partage de zones d’influence.

La tactique employée est efficace puisque des militants de la gauche radicale soutiennent, plus ou moins officiellement, le Hezbollah et ont applaudi début octobre lorsque les iraniens ont lancé leurs missiles sur Israël. L’axe iranien trouve même un écho auprès des militants et idéologues d’extrême droite. Les partisans d’Alain Soral, par exemple, qui avait admis avoir été financé aux européennes 2009 par l’Iran, entendent utiliser cet appui pour lancer une contre-révolution française.

Malgré toutes ses offensives, la république islamique est affaiblie depuis la révolte des jeunes femmes en 2022 et par l’abstention massive aux élections présidentielles. Les arabes sunnites doivent donc trouver la parade. S’ils ne réagissent pas militairement contre Israël, comme on pourrait l’imaginer, c’est parce qu’ils laissent Israël faire le « sale boulot », détruire le Hezbollah, attaquer les Houthis et menacer l’Iran. De quoi s’offrir du temps et éloigner la menace chiite. Sur le plan sociétal, les dirigeants sunnites prennent le chemin de la modernité, veulent s’insérer dans la mondialisation et miser sur le commerce plus que la guerre. C’est la stratégie choisie par Mohammed Ben Salmane, prince héritier, qui entend faire de l’Arabie saoudite un pays moderne, attractif et touristique.

La Jordanie, l’Arabie et l’Égypte ont montré leurs ambitions et leur envie de peser dans ce nouveau siècle. Pour ce faire, ils doivent éviter les tensions majeures avec l’Iran et empêcher la formation de groupes de contestation paramilitaires internes, financés par l’axe, qui feraient tomber ces pays dans une révolution.

Paul Nessim