L’allumeur de réverbères
Pour qui travaillent les reporters? Quoi de mieux que de leur poser la question. Cette semaine, Jean-Paul Mari (*), Prix Albert Londres
Bonne question. Qui en cache une autre. Demander à un journaliste pour qui il travaille revient à lui demander pourquoi il travaille, interrogation un brin métaphysique. Peut-être faut-il la faire précéder d’une autre question plus prosaïque : pour quoi travaille un journaliste ? Ou un reporter, membre de cette étrange ethnie, descendance prolifique et tumultueuse du grand Albert Londres.
Pour quoi ? Pas pour un salaire. Non. On peut gagner sa vie bien mieux ailleurs. Et la somme d’efforts, d’angoisse, de week-ends fichus, de Noël en vrac, de divorces en rafales et j’en passe n’est jamais à la hauteur d’un salaire de rédaction ? Sans parler, pour les zones de conflits, des risques, des blessures, des dégâts psychiques, des prises d’otages ou, plus simplement, de la mort.
Donc, pas pour un salaire. Corollaire logique : je ne travaille pas pour un patron, un employeur. Vivre employé, em-ployé, travailleur qui vit ployé, non, merci. Au mieux, c’est un contrat tacite. Je fournis un reportage à l’heure et sans fautes d’orthographe, le PDG me donne un salaire suffisant pour payer mon loyer, pas ma pension alimentaire et, en retour, je l’aide à entretenir son yacht blanc. Le blanc, c’est salissant. Et cela s’arrête là.
Alors pour quoi ? Pour la vérité ? Laquelle ?
Celle d’un moment de l’Histoire, d’un parti, d’un état, notre vérité. « Percevoir, c’est choisir », disait Henri Bergson. Notez, il n’existe pas de véritable définition du dictionnaire pour le mot « vérité ». Vérité : « Qualité de ce qui est vrai. » Qu’est-ce qui est vrai ? : « Qui est conforme à la vérité. » Merci. Autant appeler un numéro vert gouvernemental.
Les plus audacieux d’entre nous ont parlé d’objectivité. Simple prétention. Objectiver le réel, avec des statistiques par exemple, des règles d’économie ou toute la douleur du monde par les chiffres des victimes… oh la ! On a vite remplacé l’objectivité par l’honnêteté, fille de la sincérité. Ce qui peut se traduire par : « On fait ce qu’on peut. »
La tentation de la valeur de « l’exactitude » a rapidement été abandonnée elle aussi. L’heure précise, voire la minute, de la chute d’un missile, un massacre comptabilisé à l’hématome près, le degré précis d’un séisme, oui, cela peut aider. De là à transformer ce CDI de petit comptable de la mort en but suprême, et éventuellement à risquer sa propre vie ? Allons, on ne meurt pas au nom de l’exactitude, c’est trop bête.
Donc, pour témoigner ?
Bien sûr. Pour l’Histoire immédiate jusqu’à la postérité. Comme le proclament avec grandiloquence nos directeurs de la rédaction aux obsèques d’un reporter qui a fait un faux pas. Beaucoup parmi nous sont convaincus de la force universelle du témoignage, celui que nous recueillons à longueur de reportage. À condition de ne pas céder à la mode actuelle qui est d’interroger moins sur les faits que sur les sentiments, pas forcément les plus élevés, plutôt ceux d’en bas, à l’étage de l’émotion. On ne demande plus : « Qu’avez-vous vu ? », mais « Que ressentez-vous ? » Chacun écoute, pleure, mais personne ne comprend. La chair-confiture de l’émotion s’étale, se dissèque, s’autopsie jusqu’à l’inévitable question choc : « Quel moment a été le plus douloureux pour vous ? » La réalité est plus dure, brutale, parfois paradoxale, souvent embarrassante, voire sale. Elle n’est plus réelle, seulement propre à pleurer. Et la machine à laver des émotions finit par blanchir tout événement.
Le reporter témoigne aussi de ce qu’il a vu et vécu lui-même, spectateur devenu petit acteur d’une révolution, de la chute d’un mur ou d’un dictateur, bref de l’Histoire en mouvement. Alors lui vient l’illusion de pouvoir changer le monde. Utopie ? Suivre une guerre, dénoncer un massacre, faire entendre la rue des misérables, crier à l’injustice… tout cela a une fonction, oui. Albert Londres a fait fermer le bagne de Cayenne et fait exploser le scandale de l’esclavage en Afrique. Sans aller jusque-là, il suffirait ainsi de mettre le Mal au jour pour combattre le Mal ? On se prend à rêver d’un reporter, apôtre de la vérité, devenu messie. Douce illusion. Sauf qu’aucun article, aucun reportage filmé, même multiplié par mille, n’a mis un terme à la guerre en Bosnie ou au génocide au Rwanda. Aujourd’hui, il ne suffit plus de crier le Mal à voix haute pour l’arrêter même si l’horreur se déroule sous l’œil des caméras du monde entier. Malin le monde ! Désormais habitué et qui sait à l’occasion détourner la tête.
Une fonction pourtant reste fondamentale : inscrire. Le scribe égyptien n’a ni créé les pyramides ni empêché les milliers d’esclaves de mourir pour leur construction, il a inscrit. Si le monde d’aujourd’hui ne veut pas entendre, celui qui vient saura que la chose a eu lieu. Nous autres, scribes, travaillons pour inscrire, en plantant une petite plume dans l’argile fossile de la conscience. Quand des génocidaires veulent effacer un village entier, le raser pour le faire disparaître avec tous ses habitants, de préférence sans laisser aucune trace du crime, le simple fait d’écrire, d’inscrire le nom du village et, peut-être, le nom de quelques humains disparus, âmes hurlantes mais sans voix, et de dire qui ils étaient avant de finir dans une fosse commune, reste une façon simple, rudimentaire, mais radicale pour lutter contre l’anéantissement, la mémoire arasée, les morts condamnés à errer comme des fantômes anonymes, bref, tout ce que les assassins voulaient achever. Là, le journaliste et l’historien se côtoient, travaillent main dans la main, l’un dans l’instant, l’autre pour la postérité. À condition de garder la mesure en parlant de postérité. Quand les martiens du cinquième millénaire auront avalé les inscriptions de Lascaux, Homère, Victor Hugo et Céline, je doute qu’ils se précipitent sur un quotidien même national de la Gaule contemporaine. Agaçant, non ?
Pour qui travaillons-nous ?
Pas pour le « public », notion trop vague pour être acceptable. Le « public » n’existe pas, l’opinion fluctue sans cesse et le chaos des réseaux sociaux, qui piétine la frontière privé-public, campe à mille années-lumière de l’intellectuel exigeant. Qu’est-ce que le « public » ? Comme la vérité et le temps, là encore personne ne peut en donner une définition précise.
Alors pour qui et pour quoi ?
Sans doute pour nos frères humains qui après nous vivront, s’ils n’ont le cœur contre nous endurcis, façon dernière ballade des pendus de François Villon. Ou comme l’allumeur de réverbères du Petit Prince qui, au lieu de maudire les ténèbres, court la ville pour allumer ici ou là une lampe à huile qui vacille dans la grande nuit. Pourquoi le fait-il ? Parce que, dit-il, c’est la consigne. Avec l’espoir caché, mais fou d’allumer ici ou là un œil chez un humain noyé dans la masse informe du « public ». Un homme, une femme et surtout un enfant qui, soudain, vont contempler cette petite flamme et s’y chauffer le cœur.
In fine, pour qui travaille le journaliste…je ne le sais pas.
Peut-être parce que je n’ose pas dire que je travaille d’abord pour moi – égoïste, va ! – avec l’impératif de la consigne et, avouons-le, l’espoir fou d’un scribe amoureux des réverbères qui rêve d’allumer une lueur dans le cœur du Petit Prince qui sommeille en chacun de nous.
(*) Jean-Paul Mari, né le 8 octobre 19501 à Alger est un journaliste, réalisateur et écrivain français. Prix Albert-Londres, 1987