L’anti-wokisme de gauche existe: nous l’avons rencontré
Entre une droite qui diabolise le « wokisme » et une gauche qui n’ose pas le critiquer, recherche d’une issue rationnelle
Les « antiwoke » sont de droite, les « prowoke » sont de gauche. Telle est la pauvre alternative dans laquelle les militants de deux bords veulent enfermer les progressistes qui regardent la montée de cette forme de militantisme, agressive et souvent communautaire, comme une poule qui a trouvé un couteau.
C’est pour échapper à ce dilemme que Nathalie Heinich vient d’écrire un livre intelligent et polémique. C’est dans le même esprit que Gilles Kepel, professeur à la Sorbonne et à l’École normale supérieure, a organisé fin mai un débat autour du livre dont l’auteur de ces lignes était l’un des intervenants.
Signe des temps, dans les locaux de l’École, non loin du légendaire « bassin des Ernest » où évoluent quelques placides poissons rouges, la conférence est annoncée avec une pudeur de gazelle, sur une pancarte où ne figure ni le titre du débat ni le nom des participants.
Le spectre de la « cancel culture » rôderait-il à l’ENS ? Fausse alarme ce jour-là, en tout cas : les débats se sont déroulés sans menaces ni trublions.
Un livre, donc, sert de base à la discussion : Le wokisme serait-il un totalitarisme ? Dans un style pédagogique, Nathalie Heinich reprend un par un les principes de cette idéologie « woke », intersectionnelle, néo-féministe, ou décoloniale, née outre-Atlantique à partir d’une réinterprétation de la « French Theory » des Foucault, Deleuze ou Derrida.
« Woke »… le mot lui-même est sujet à caution. Revendiqué au départ par les militants, il a été repris par ses adversaires qui en ont fait un marqueur négatif et quelque peu fourre-tout, englobant toutes sortes de courants différents qui ne sont pas toujours reliés entre eux, mais participent d’un même état d’esprit généralement hostile à l’universalisme républicain.
Toute la question est là, au vrai. Le « wokisme » est né d’une juste indignation devant les discriminations qui frappent les minorités. Mais sur le fondement de raisonnements fort contestables, il en vient à rejeter les principes universels qui postulent l’unité du genre humain au-delà des différences.
Pour Nathalie Heinich, en les rejetant au nom d’un pur sophisme – ils ne sont pas entièrement appliqués, donc ils sont faux – le « wokisme » se ramène vite à un « identitarisme » communautaire, qui « rattache tout individu à un collectif, celui de l’ethnie, du sexe, ou de toute autre propriété érigée en facteur d’identité collective ».
Pour exister, chacun de ces collectifs, par définition victime des « dominants », doit se définir contre l’ennemi qui refuse de le reconnaître. C’est ainsi que « les Noirs se dressent contre les Blancs, les femmes contre les hommes, les homosexuels contre les hétérosexuels, les féministes noires contre les féministes blanches ».
À cela s’ajoute une méthode qui mélange allègrement savoir et militantisme, science et morale, qui finit, à force de « déconstruction », par s’émanciper de la logique et de la vérité, pour produire des « études » dont le seul objet est d’illustrer les postulats initiaux, sans jamais les remettre en question. Ce dogmatisme moralisant et victimaire aboutit à une « cancel culture », qui consiste à attaquer violemment et personnellement les adversaires – coupables par essence – et à exiger, dans certains cas, qu’ils soient privés du droit de s’exprimer.
Livre utile, donc qui résume avec limpidité les critiques que l’on peut adresser à « l’idéologie woke ».
Quelques réserves néanmoins. D’abord, l’excès contenu dans le mot « totalitarisme », qui renvoie, quelque précaution qu’on prenne, à une violence d’État sans limite, ce qui ne correspond pas à la réalité du « wokisme », qui use de pression, de dénonciation, d’anathème et non de violence physique.
Le « wokisme », ensuite, quoique mal fondé théoriquement, met en lumière certaines tares très réelles des sociétés occidentales : la mémoire longtemps négligée de l’esclavage ou du colonialisme, l’absence des minorités dans les représentations culturelles, le mépris ou le silence envers certaines revendications LGBT, ou encore l’occultation des agressions innombrables dont les femmes sont victimes.
Le « wokisme », enfin, n’est pas seulement une mode. Il passera quand les forces politiques, notamment les partis de gauche, auront supprimé – ou sérieusement réduit – les discriminations bien réelles subies par les plus faibles, et notamment les minorités en matière de logement, d’accès aux professions, de visibilité sociale ou d’égalité des chances. On combat les idées par les idées : c’est le rôle des intellectuels. Mais c’est aussi le rôle des politiques que de combattre les idéologies erronées en s’attaquant aux réalités qui les nourrissent.