L’antisémitisme chic

par Laurent Joffrin |  publié le 15/03/2024

À Sciences Po comme en bien d’autres lieux, la vogue militante des thèses décoloniales conduit à raciser la lutte politique, au nom d’un raisonnement sophistiqué et « progressiste »

Etudiants à l'entrée de l'Institut d'études politiques (alias Sciences Po) à Paris -Photo EMMANUEL DUNAND / AFP

D’accord, le Figaro en fait des tonnes, tout comme le gouvernement. D’accord, on ne comparera pas Sciences Po, selon les termes de Gérard Larcher, à un « bunker islamo-gauchiste ». Mais à l’inverse, l’interdiction d’entrer à un meeting faite à une étudiante juive est-elle « dérisoire », comme le clame Jean-Luc Mélenchon, jamais très empressé de défendre la cause des Français juifs ? Certes non. Il révèle l’existence d’un phénomène nouveau, inquiétant, scandaleux même, qui en dit long sur la dégradation du débat public en France : la montée d’un antisémitisme militant « chic » et d’extrême-gauche, qui fait écho à sa diffusion dans la société en général.

Quoique socialement plus ouverte depuis une dizaine d’années, Sciences Po reste une école de l’élite, qui se targue de former les responsables futurs de l’économie et de l’administration, d’où le retentissement national de ce qui s’y passe. Or il s’y est développé de toute évidence, entre autres étrangetés, un climat souvent hostile aux étudiants juifs, encouragé par les thèses d’un cercle virulent d’étudiants d’extrême-gauche.

Certes, une polémique confuse agite l’école sur ce qui a été vraiment dit lors de l’incident. Mais deux faits sont avérés : les organisateurs du meeting tenu par surprise dans le principal amphithéâtre de Sciences Po pour soutenir la cause palestinienne, parlant dans un micro, ont bien mis en garde l’assistance contre l’arrivée de membres de l’Union des Étudiants Juifs de France ; la jeune femme arrêtée à l’entrée l’a bien été parce qu’on la tenait pour une militante de cette organisation.

Au nom de quoi, dans l’amphithéâtre d’une école républicaine, peut-on proscrire la présence d’étudiants juifs, sinon par l’effet inadmissible d’une hostilité de principe envers les membres de cette minorité ? Si ces organisateurs de rattachaient à la gauche, s’ils professaient vraiment des convictions antiracistes, ils eussent du, au contraire, mettre en garde l’assistance contre toute discrimination ethnique ou religieuse envers quiconque et défendre bec et ongles le principe de la liberté de conscience et d’opinion.

Bien au contraire, les témoignages d’étudiants juifs à Sciences Po montrent qu’ils vivent dans une atmosphère de défiance, que dans plusieurs cas on refuse de travailler en binôme avec eux parce qu’ils sont juifs, ou l’on refuse de s’asseoir à côté d’eux dans les salles de cours. Ils exagèrent ? Supposons que les mêmes témoignages émanent d’une autre minorité, « racisée » selon le jargon en vigueur, ils seraient évidemment crus sur parole et les mêmes activistes en feraient aussitôt un scandale majeur.

L’affaire de Sciences Po fait écho à d’autres incidents du même tonneau, eux aussi provoqués par des militants d’extrême-gauche : l’exclusion des femmes juives d’un défilé féministe le 8 mars dernier sous les insultes et les jets de pierres, la dénonciation obsessionnelle du « sionisme », qui couvre souvent un rejet des juifs en général, ou encore la popularité du slogan « Libérez la Palestine de la rivière jusqu’à la mer », qui implique la disparition de l’État d’Israël, le seul état au monde dont des manifestants réclament qu’il soit rayé de la carte.

On peut citer encore la déclaration publique de la philosophe Judith Butler, papesse des études de genre, qui certes dénonce l’antisémitisme, mais pour ajouter aussitôt que le massacre du 7 octobre est un acte de « résistance », qui ne serait ni « terroriste » ni « antisémite », ce qui revient à soutenir le Hamas, responsable de l’attaque, lequel se réfère dans sa charte aux Protocoles des Sages de Sion, faux antisémite célèbre confectionné naguère par la police tsariste.

On peut encore citer la comparaison établie entre la politique d’Israël et celle des nazis – vieux cliché antisémite – par l’amuseur de France Inter Guillaume Meurice, aux opinions d’extrême-gauche très appuyées, qui refuse de se dédire. On a maintes fois condamné ici la politique désastreuse de Benyamin Netanyahou, point sur lequel existe un consensus à gauche. Mais son assimilation au nazisme n’a aucun sens, sinon celui de délégitimer par la polémique l’État d’Israël et tous ceux qui défendent son droit à l’existence.

On dira que cette contamination des élites militantes et culturelles d’extrême-gauche par l’antisémitisme correspond à la montée de la même tendance dans la société. Le nombre des actes antisémites a explosé en France depuis le 7 octobre, pour atteindre un niveau inédit depuis la Seconde Guerre Mondiale. Il s’agit de surcroît d’un phénomène spécifique, puisque le nombre des actes racistes en général, quoique tout aussi condamnables, a augmenté dans des proportions bien moindres.

Mais cet antisémitisme-là découle moins d’un préjugé ancien et persistant venu de l’extrême-droite ou des intégrismes religieux, que d’une idéologie pernicieuse née des thèses décoloniales, ce qui traduit un fait politique nouveau. Selon ces thèses, en effet, les juifs sont classés dans la catégorie honnie des « dominants » et Israël dans celle des états coloniaux.

Et comme dans la vision communautaire propre aux « décoloniaux », tout membre d’une minorité ethnique est essentialisé et porte en lui les qualités ou les défauts de son groupe d’appartenance, tout juif est rattaché automatiquement à l’État d’Israël et tenu pour comptable de ses errements. De même que tout « blanc » est détenteur d’un « privilège » qu’il convient de dénoncer hautement. 

Il est donc naturel, pour un militant décolonial, d’interdire aux juifs d’assister à un meeting propalestinien, pour la bonne raison qu’on n’invite pas un complice des bourreaux à une réunion en faveur des victimes, de même qu’on peut interdire aux « blancs » de participer à une discussion entre « racisés » dont ils sont les oppresseurs. Dans cette vision racialiste, chacun est assigné à ses origines, quelles que soient ses opinions, et assimilé à un ennemi s’il appartient à un groupe antagonique.

Aux termes de cette idéologie en vogue qu’il est bienséant de professer avec forces références intellectuelles, l’invective remplace le débat, la couleur de la peau est un signe politique et l’exclusion devient un moyen habituel de lutte sociale. Ainsi naît, par sophismes successifs, un antisémitisme chic et « progressiste ».

Laurent Joffrin