Le cercle des poètes de la Stasi
Ou comment les services est-allemands ont fait écrire des poètes pour mieux contrôler leur esprit
L’histoire est totalement surréaliste, mais elle est vraie. Nous sommes en RDA à l’ère d’Erich Honecker. Années 1970/80. Rien n’est impossible. La preuve : des fonctionnaires de la Stasi, la plus impitoyable des polices politiques, avec, au compteur, des milliers de morts et/ou torturés, ne trouvent rien de plus urgent de créer un club de poètes. Oui, de poètes !
Rien que la liste des participants fait frémir. Il y a là Uwe Berger – c’est le boss -, membre du Cercle de travail des tchékistes écrivains, animateur en titre du Cercle de Poésie de la Stasi. Jürgen Polinske, garde-frontière, département VI : contrôle des passeports et surveillance des touristes ; Björn Vogel, second lieutenant, groupe central d’informations et d’évaluation, sous-département XII ; Rolf-Dieter Melis, commandant, section paramilitaire de la Stasi, régiment des gardes ; Alexander Ruika, conscrit, section paramilitaire, régiment des gardes. Gerd Knauer, officier subalterne, unité de propagande de la Stasi ; Gert Neumann, cible de l’opération Anthologie, romancier publié et membre de l’underground littéraire ; Annegret Gollin, cible de l’opération Transit, poète non publiée et citoyenne « négative-décadente », mais rattrapée par le col.
On pourrait sourire à l’évocation des membres de cet improbable cercle de « poètes » plus ou moins disparus aujourd’hui. Mais les bureaucrates de l’ex-RDA prenaient la chose très au sérieux. Les poètes en question se réunissaient au complexe d’Adlershof, le siège de l’élite des forces armées du pays – salle des conférences numéro trois, premier étage. Là, nos tchékistes de la rime lisaient leurs poèmes, sous le regard plutôt intransigeant de leurs collègues. En gros, il s’agissait de célébrer la Grande Révolution socialiste, Marx, Engels, Staline, et surtout, le Grand Frère soviétique. Cela pouvait donner quelque chose comme :
Entre nuit et matin
Un appel radio
Tour de suite !
Urgence.
Sonneries de téléphones, cliquetis de télex
Bâillement fatigué, mais
Attention captivée
Recherche précise
Dans une matière minutieusement classée.
Transmission aux camarades
Légère fierté
Mission accomplie
Dans le combat
Pour la paix.
Mais pourquoi la Stasi s’était-elle convaincue que la poésie pouvait servir l’avenir socialiste de la RDA ? La réponse est assez perverse. D’un côté, la volonté du pouvoir de faire de la RDA le fer de lance de la culture prolétarienne sous le slogan « Prends la plume, compagnon ! » Et de fait, l’Allemagne de l’Est est devenue l’une des premières nations au monde en termes de ratio livre publié par habitant. « Avec une moyenne de six à neuf livres imprimés par an et par habitant, la petite RDA figurait tout en haut des tableau de la production de livres », écrit Philip Oltermann.
Mais, car il y a un, mais, le but des dirigeants de la Stasi, en réunissant cet improbable cercle de poètes pas toujours talentueux, était de comprendre ce que ces êtres possiblement déviants avaient dans la tête. Le cercle d’Aldershof était pour le régime d’Honecker « un miroir aux alouettes qui permettait à l’État d’attirer les esprits créatifs ou critiques afin de les observer de près. » Et à l’occasion de les dénoncer.
Le cercle des poètes de la Stasi – Philip Oltermann – Le Seuil