Le mythe ridicule du « sud global »
Ainsi les nations du « sud global », alliées dans une coalition redoutable, seraient avides de prendre leur revanche sur les cruels impérialismes du nord. Mais qui est au nord et qui est au sud ? Ou bien à l’est ou à l’ouest ?
Dans un article publié hier, l’excellent Alain Frachon, ennemi des clichés et éditorialiste au Monde, vient nous rappeler quelques réalités utiles. Point de départ : en condamnant l’action d’Israël à Gaza et en contestant « l’ordre mondial occidental », lit-on souvent, la Russie et la Chine espèrent prend la tête du « sud global », lui aussi solidaire des Palestiniens sauvagement bombardés et hostile aux colonisateurs venus du nord.
Or Frachon rappelle que tous ces pays, derrière une façade d’unité, sont traversés d’intérêts contradictoires et qu’ils sont loin d’être tous anti-occidentaux. L’Inde, par exemple, pays du sud, se méfie de la Chine comme de la peste et tient à ses bonnes relations avec les États-Unis. Ce qui fait que les deux premiers peuples du sud par le nombre ne cessent de se tirer la bourre. Les objectifs économiques des pays du sud, ajoute-t-il, sont aussi importants, à leurs yeux, que leurs buts géopolitiques, si bien qu’ils ne souhaitent pas forcément creuser avec l’Occident un fossé infranchissable qui les priverait de leurs débouchés commerciaux (voir la Chine).
Gonflé à l’hélium
C’est donc l’occasion de faire justice d’un mythe gonflé à l’hélium du conformisme : celui du « sud global ». Adeptes de la virile realpolitik et du « choc des civilisations », les conservateurs désignent par-là la révolte supposée des cultures non-occidentales contre le nord, crispé sur ses notions décadentes de démocratie, face aux nations émergentes du sud, avides de gagner une sorte d’hégémonie sur l’avenir de la planète.
Les « décoloniaux », curieusement convergents avec les conservateurs, héritiers moralisants des anciens tiers-mondistes, y voient la juste réaction des peuples assujettis par l’impérialisme blanc, décidés à conquérir une indépendance pure (et non « post-coloniale »), qui leur rende leur rôle dans les affaires du monde et exerce une légitime vengeance sur l’humiliation passée.
L’ennui, avec le concept, c’est qu’il est contredit par quelques réalités têtues. Remarquons d’abord, pour le fun, que l’idée d’un « sud global » compte, dans sa générosité, la Russie et la Chine. Autrement dit, ce « sud » comprend, par une étrange extension, le nord de la Chine, région limitrophe de la Russie située très au-dessus du tropique du Cancer, et, surtout, la Sibérie, région estimable, mais qu’on a du mal à placer au sud de la planète. Autrement dit le « sud global » est si global qu’il englobe des régions proches du cercle polaire, recouvertes de neige une grande partie de l’année. Quelle est la pertinence d’un concept aussi élastique ?
Méridiens
On notera aussi qu’il est une autre manière de classer tous ces pays, politiquement plus juste, à notre avis : les démocraties d’un côté, les dictatures de l’autre. Pour rester dans l’ordre géographique, il faut alors user, pour répartir les forces en présence, non des parallèles mais des méridiens. Les premières – les démocraties – sont plutôt situées à l’ouest de la Terre et les secondes, dans leur majorité, à l’est. D’un côté les États-Unis, l’Europe occidentale, le Canada et les pays d’Amérique latine (sauf Cuba et le Venezuela), de l’autre La Russie, la Chine, le Viêtnam, l’Iran, l’Afghanistan, les pays du Golfe et quelques autres nations rétives au concept de droits humains, venu soi-disant du nord (comme en Australie et en Afrique du Sud, régions assez peu nordiques…). Sud global ?
Dictatures et démocraties tendent sans cesse à s’affronter, ce qui organise une bonne partie des conflits contemporains, bien plus que la division nord-sud. Et surtout, les intérêts des uns et des autres obéissent à des critères multiples, selon qu’on parle d’alliance militaire, de système politique, d’ambition commerciale ou d’influence culturelle. Ce qui fait, in fine, qu’on doit conseiller amicalement aux amateurs de simplisme géopolitique, notamment les sectateurs de l’idée de « sud global », de préférer le terme de « monde multilatéral », concept commode qui ne mange pas de pain, pour la bonne raison qu’il s’applique à toutes les situations.