Le Pen : la complainte des tricheurs
Visé par un réquisitoire accablant, le Rassemblement national crie au scandale. Vieille tactique qui consiste à discréditer les juges pour échapper à la justice.
Air connu, rengaine usée, refrain mécanique : la justice est partisane, militante, décidée à écarter une précieuse et innocente personnalité de la vie politique. Comme François Fillon, Nicolas Sarkozy, Bernard Tapie, Patrick Balkany, Jean-Luc Mélenchon ou comme naguère les socialistes pris dans « l’affaire Urba », au lieu de reconnaître leurs torts et de faire amende honorable, même devant l’évidence, les responsables du RN crient au complot judiciaire et à l’excès de pouvoir. Comme le dit Marine Le Pen en parlant de son auguste personne : « La seule chose qui intéressait le parquet, c’était Marine Le Pen, pour pouvoir demander son exclusion de la vie politique ».
L’ennui, c’est que les éléments de fait produits à l’audience – témoignages des intéressés, messages et notes internes – sont accablants. Au fil des débats, c’est un vaste système de détournement de fonds publics européens qui a été mis au jour, destiné à soulager par l’usage illégal d’assistants parlementaires les finances en berne du parti lepéniste et à renforcer son appareil central, sous la houlette manifeste de la présidente du parti Marine Le Pen. Telle est, en tout cas, la thèse solidement étayée des deux procureures dont beaucoup pensent qu’elle débouchera inévitablement sur une condamnation.
Si tel est le cas, il n’y aura là-dessous aucun complot, aucune manœuvre politique subreptice, mais la simple application de la loi. Votée comme les autres par les députés – et non pas des « magistrats partisans » – la loi punit de prison et d’amende cette pratique, ainsi que d’une peine d’inéligibilité. Le réquisitoire – implacable dans la logique – assortit cette sanction d’une exécution provisoire, qui la rend applicable même en cas d’appel, eu égard à la gravité des agissements lepénistes et à la condescendante et désinvolte stratégie montrée à l’audience par les prévenus. Toujours prompt à dénoncer une justice « laxiste », demander des peines planchers et des sanctions automatiques, le RN se découvre soudain, parce qu’il est mis en cause, défenseur des droits des prévenus. Vérité en deçà des tricheries maison, erreur au-delà.
Autrement dit, le grand air de la séparation des pouvoirs, qui accuse les juges de s’immiscer dans le jeu politique, n’a en fait aucun contenu. Chargés d’appliquer la législation, les juges, comme c’est leur devoir, se feront leur opinion sur la base des preuves présentées à l’audience, du réquisitoire d’hier et des arguments de la défense. Il n’est pas dit, au demeurant, qu’ils suivront les réquisitions du parquet et le RN aura tout loisir de faire appel. De plus, par le jeu des recours possibles, il est probable que la décision définitive sera rendue après l’élection présidentielle de 2027, et donc que Marine Le Pen, même convaincue d’agissements illégaux, pourra se présenter, à l’instar de Donald Trump, dont elle reprend platement la rhétorique anti-juges.
Estomaquée par le réquisitoire et manifestement atteinte, elle crie avant d’avoir mal. Elle ne fait que prolonger en cela la dangereuse campagne menée depuis des années par l’extrême-droite (et par LFI) contre l’état de droit, c’est-à-dire contre le règne de la loi. Si on est élu, affirme-elle, peu importe qu’on soit voleur, escroc ou tricheur, seul le suffrage compte. Le RN a même entamé, tout comme Trump, une campagne de victimisation qui devrait lui apporter soutien (de ses troupes) et afflux de dons (légaux cette fois-ci).
Telle est la conception plébiscitaire de la démocratie prônée par le Rassemblement national, qui place les élus au-dessus des lois, corrompt tout sens civique et mine les fondements même de la démocratie, laquelle ne repose pas seulement sur le suffrage, mais aussi sur l’existence de contre-pouvoirs réguliers et d’une limite légale qui prévient les tendances autoritaires du pouvoir d’État. Importer le trumpisme en France, transformer la République en démocratie illibérale : c’est bien le projet du Rassemblement national.