16 /Le pinceau de la guerre

par Jean-Paul Mari |  publié le 22/08/2024

Comment combattre la culture russe ? Par la peinture, toile après toile, répond Igor Gusev, artiste d’Odessa

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« Cela fait déjà le troisième été de guerre que j’entends, derrière le doux bruissement des insectes, le vrombissement des générateurs électriques ». La rencontre avec Igor Gusev commence par un Haïku à l’Ukrainienne. Son appartement est d’abord un atelier, grand et nu, esquisses de toiles sur murs craquelés, pinceaux en désordre sur un chevalet, sans ascenseur, perché au sommet d’un vieil immeuble aux marches de marbre fendu. Lui, le peintre à succès, 54 ans, né et grandi à Odessa, a pris la guerre en pleine toile. « Je suis peintre et je vis au rythme des alarmes, des sirènes et des frappes qui me font tomber le pinceau des mains. »

Avant, il peignait des toiles plutôt classiques, tout en couleurs, avec des personnages emportés par des lignes de fuite, réflexions sur la temporalité, le provisoire, comme ces amoureux qui admirent la lumière des étoiles si éloignées qu’elles sont déjà mortes alors qu’elles brillent toujours pour nous. Mais cela, c’était avant.

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Avant, c’est-à-dire la paix, la « grande culture russe », son histoire, Odessa et Catherine II, du Tsar jusqu’ à Brejnev fossilisé sur la Place rouge, le Parti, ses manuels scolaires, ses images, les films de la jeunesse, ses amours…tout un monde qui s’est écroulé avec les premières bombes sur le port d’Odessa.

Février 2022. Gusev ne peut plus peindre comme si le monde était permanent. L’artiste traîne, un peu perdu, sur un marché aux puces qui vend des livres de l’époque soviétique, redécouvre tout ce qu’il a appris et qui n’a plus lieu d’être, découpe les couvertures, l’apparence des choses, les retourne, et peint la rupture, les fractures d’aujourd’hui, dans ce qu’il appelle un « Art de réaction rapide », un véritable journal de guerre, série de posts qu’il met sur Instagram.C’est vif, décapant, cruel, et renvoit vers l’histoire d’une Seconde Guerre mondiale inachevée qu’il appelle « World War 3 » (la « Troisième Guerre mondiale »).

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Il peint sans souffler. Dans le désordre, un Pierre le Grand « Papillon fantôme », pris sous une pluie d’obus, ou une « Odessa maman », une femme avec une poussette bourrée d’obus, qui renvoie au surnom de la ville et à ce landau d’Eisenstein dévalant les Escaliers Potemkine. Et un tapis volant, venu des contes anciens, à la fois poétique et menaçant, sans personne de visible, sinon la lettre « Z », signe de l’Opération spéciale lancée par Poutine. Et ces grands cygnes blancs, icônes de l’imagerie russe, oiseaux cultes volant au-dessus de la mer, surnommés Peste ou Choléra ou Sida, « Direction « Mordor », les pays des Orcs, donc la Russie, acide réponse à Moscou qui a accusé l’Ukraine de lui envoyer des oiseaux porteurs d’une guerre bactériologique.

Ou encore, après la destruction de l’hôpital pédiatrique de Kiev, la couverture d’un manuel scolaire russe titré d’un mot d’ordre soviétique, « Okhmatdit » (« les enfants sont notre avenir ». Ou cette tabatière en métal, utilisée pour trucider un tsar d’antan, sous-titrée, à la Magritte, d’un « Ceci n’est pas une tabatière ».

Graffitis parfois difficiles à comprendre pour celui qui ne possède pas les codes et les jeux de mots ukrainiens, parfois bourrés de références, parfois d’une franche vulgarité – « Les jurons orduriers sont sacrés ! » – tout y passe. Les posts sont des crissements, des traits d’esprit, des accrocs dans la peinture, un ricanement, un coup de colère, un frisson du passé, autant de balles contre l’agresseur d’un artiste ukrainien qui rejette désormais et combat la culture russe, une peinture à la fois. Témoin ce cri du cœur, sur un portrait du grand poète ukrainien Shevshnenko, écrit en écho à la réponse des défenseurs de l’Île aux Serpents, à qui un bateau russe demandait une reddition sans conditions : « Allez vous faire foutre ! »

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Mais peut-on faire table rase du passé, s’arracher le cœur de sa jeunesse, briser les icônes, oublier les films moscovites qui ont marqué, les images sur lesquelles on a aimé, voir ses acteurs fétiches, adulés, apparaître à la télé pour soutenir l’Opération Spéciale du dictateur Poutine, démolir l’album photos du passé, sans se trouver amputé d’une partie de soi-même ? « Je n’arrive pas à haïr ce que j’ai tant aimé », reconnaît Gusev. Mais la rupture est profonde, définitive. Il a eu des regrets, il n’en a plus. Comme avec cette lumière encore si brillante des étoiles disparues.

Il lui reste Odessa, sa ville, grand foutoir provincial encombré de rues crevées, de rares sacs de sable et de nombreuses poubelles, d’immeubles décrépits et de fenêtres de restaurants murées pour cause de départ. Et l’esprit d’Odessa, son principe de vie, la « Khokhma », qui veut dire, à la fois, « Sagesse » et « Plaisanterie ». Pétries d’un humour à la fois juif et slave, les images de Gusev manient le sarcasme, l’autodérision caustique et les réflexions profondes sur la condition humaine, toujours en réponse aux persécutions, à l’adversité. Traiter la menace avec son pinceau trempé dans un humour acide, et la guerre par la dérision, voilà Gusev, voilà bien son Odessa. Tout Odessa.

À suivre…

Lire l’article précédent : « Si je t’oublie Odessa ! »

Jean-Paul Mari