Le pouvoir des narcos en France

publié le 15/05/2024

Loin d’être un événement exceptionnel et déconcertant, le double assassinat du péage d’Incarville dans l’Eure n’est qu’une manifestation de la terrifiante montée en puissance des réseaux de trafic de drogue.

Laurent Joffrin

Le sauvage assassinat de deux fonctionnaires de la pénitentiaire près de Rouen va bien plus loin qu’un simple fait divers. Il démontre l’extrême dangerosité d’un fléau national dont nous avons parlé plusieurs fois dans LeJournal.info : la montée en puissance des réseaux de narco-trafiquants, qui rapproche progressivement la France – et l’Europe – de ces pays d’Amérique latine où les « narcos » sont devenus un État barbare dans l’État, défiant les autorités, achetant policiers, magistrats et  douaniers, pratiquant le chantage, la torture, la prise d’otages et l’assassinat à grande échelle, terrorisant la population, à commencer par les plus pauvres et les plus faibles, contraignant le pouvoir politique à d’humiliantes redditions et pesant sur le cours de la vie nationale.

On dit : Mohammed Amra, récidiviste notoire, que ses complices ont fait évader en usant d’une rare violence, n’était pas connu comme un parrain du milieu français du trafic de drogue, ce qui explique la force insuffisante de l’équipe de surveillance qui lui était affectée. Remarque lénifiante et stupide. C’est justement le plus inquiétant : sans être un caïd suprême, plutôt une cheville ouvrière intermédiaire de ce business de la mort, ce Amra a été libéré de son fourgon de transfert par un commando de tueurs au froid professionnalisme. Rien d’étonnant, si l’on réfléchit un instant. Les profits énormes générés par le trafic font de tous ces malfaiteurs, moyens ou grands, des millionnaires, parfois des milliardaires, seraient-il des seconds rôles, capables d’acheter sans peine les services d’hommes de main rompus à la violence extrême.

Barbecue

Passé apparemment sous les radars, le même Amra est très sérieusement mis en cause dans une affaire dite « de barbecue », qui consiste à enfermer un adversaire, ou un complice défaillant, dans le coffre d’une voiture avant d’y mettre le feu et ainsi de le brûler vif, méthode de plus en plus courante parmi les trafiquants. De la même manière, plusieurs affaires, dans les ports d’arrivée de la drogue notamment, ont montré que les tactiques latino-américaines s’implantaient en France. Tenant des territoires entiers, manipulant les jeunes des quartiers, déclenchant le cas échéant des émeutes contre la police pour conserver leur fief, les trafiquants réussissent aussi, désormais, par la menace et la corruption, à s’assurer le concours de certains fonctionnaires. Ils usent du fameux dilemme naguère inauguré par Pablo Escobar : « plomo o plata », du plomb ou de l’argent – pour acheter la complicité de douaniers, de policiers et parfois même de magistrats, qui renseignent les tueurs et leur procurent une protection contre l’action policière ou judiciaire. L’expérience montre qu’une fois ce système installé, les démocraties ont toutes les peines du monde à s’en débarrasser, quand bien même les moyens déployés seraient considérables. Nous en voyons désormais les prémisses dans notre pays.

Hypothèses gratuites ? Vaticinations arbitraires ? Point du tout. Le jour même où le trafiquant Amra était libéré au prix de deux assassinats, le Sénat publiait le rapport d’un élu socialiste, Jérôme Durain, fondé sur une enquête de deux années et des centaines d’auditions, qui décrit par le menu ce que nous annoncions ici même : la mise en place progressive d’un pouvoir mafieux en France, alimenté par les milliards du trafic de cannabis et de cocaïne. Il pointe également le retard inquiétant qu’accuse l’État dans sa lutte contre les trafiquants. Un seul exemple : Amra était connu pour diriger ses entreprises criminelles de sa cellule à l’aide d’un simple téléphone mobile. Le rapport demande benoîtement s’il est vraiment raisonnable d’autoriser les détenus de ce genre à user de ce mode de communication au cours de leur peine. Le même rapport souligne le manque d’effectifs, de moyens matériels, de coordination nationale et d’investigation financière sur le blanchiment, lequel obère dramatiquement l’action policière et judiciaire. Pour l’instant, comme dans une partie d’échecs inégale, les parrains de la drogue ont trois coups d’avance sur l’État.

La conclusion est simple : avant que le pouvoir des narcos ne s’installe définitivement en France, il est temps que la classe politique, à gauche notamment, sorte de son aveuglement pour doter l’État de moyens judiciaires et policiers à la hauteur de l’enjeu.