Le printemps turc ouvre la voie au printemps des peuples

par Boris Enet |  publié le 31/03/2025

À l’issue d’un nouveau week-end de mobilisation, la rue turque défie la répression d’Erdogan et de son appareil d’État. Quelle différence avec le mouvement protestataire du parc Gezi de 2013, quelles leçons provisoires et quels espoirs ?

À Berlin, le 30 mars 2025, manifestation contre l'arrestation du maire d'Istanbul Ekrem Imamoglu et en soutien aux soulèvements en Turquie. (Photo : Julius-Christian Schreiner / DPA Picture-Alliance via AFP)

Avec toute la prudence de mise, on peut avancer trois arguments permettant d’envisager une issue plus favorable aux aspirations démocratiques de 85 millions de citoyens turcs. Le premier, repose sur l’assise sociale du mouvement qui a pris corps en réaction à l’arrestation du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu. En 2013, le spectre spatial était conséquent, touchant peu ou prou 78 des 81 provinces du pays mais il était l’apanage unique de la jeunesse, notamment d’étudiants diplômés se tournant vers l’Occident, tenant en horreur l’islamisme. L’épicentre Stambouliote s’est ainsi lentement épuisé en mobilisations juvéniles printanières jusqu’à l’asphyxie, faute de combattants. Nombreux sont les pouvoirs sachant manœuvrer avec les mobilisations étudiantes.

Aujourd’hui, le chef du CHP, Parti Républicain du Peuple, d’inspiration kémaliste, laïque et républicaine, est reconnu comme le leader de l’opposition, bien au-delà du poumon économique et touristique du pays. De larges secteurs de la population, y compris d’anciens électeurs d’Erdogan, des femmes pieuses et voilées déçues par le nouveau sultan et l’inflation endémique, se retrouvent pour converger au carrefour de mobilisations démocratiques et sociales.

Une « convergence des luttes » autrement plus pratique que dans le lointain hexagone, toujours annoncée, rarement réalisée. Ozgur Ozell, chef du CHP, entend utiliser cette réalité pour fatiguer le pouvoir, annonçant des rassemblements réguliers chaque samedi dans une ville turque différente, parallèlement à des rassemblements le mercredi soir à Istanbul.

Le second argument, relève de la direction pratique du mouvement. En 2013, étudiants de gauche, écologistes ou partisans de droite, pouvaient se retrouver avec un dénominateur commun fragile, sachant que le mouvement trouvait son origine dans le refus de la disparition d’un parc emblématique d’Istanbul, victime de l’arbitraire. Désormais, le CHP incarne la direction politique du mouvement avec un maire capable de communiquer, même derrière les barreaux et le risque pour un pouvoir aussi brutal de transformer le maire incarcéré en « Mandela » du Bosphore.

La solution « Navalny » à la sauce Poutine n’est jamais exclue, mais il faudrait dans ce cas en assumer le prix politique après une primaire du CHP ayant réuni près de 15 millions d’électeurs. Il sera donc plus compliqué pour Erdogan de manœuvrer avec une direction identifiée et médiatisée qu’avec une foule spontanée et bariolée, arborant les drapeaux du Che, ou de la communauté LGBT.

La foule turque défie le pouvoir malgré la peur et les 2000 arrestations recensées parce qu’elle a des noms et des visages auxquels s’identifier, y compris dans l’entourage familial d’Imamoglu, avec la prise de parole de son épouse ou de ses jeunes fils.

Le troisième, tient à ce qui est en jeu cette fois-ci. En pleine ère illibérale et trumpienne, des turcs de toute condition comprennent qu’une défaite signifierait les fers, durablement. La présence massive de drapeaux à l’effigie du père de la nation, Atatürk, renvoie à l’emprise du CHP comme direction politique, mais aussi à une compréhension diffuse de la liquidation des vestiges républicains et démocratiques en cas de nouveau revers.

La population se saisit de l’enjeu démocratique et de la préservation d’un État de droit même avec ses limites, parce qu’elle en comprend le prix. Erdogan peut toujours compter sur les platebandes de la corruption pour tenir une partie de sa base électorale amoindrie, il peut toujours utiliser le conflit kurde à des fins politiciennes – comme il le fait régulièrement – ou en appeler à la foi coranique, garante du conservatisme social et institutionnel. Mais il n’est plus tout puissant.

Nul ne sait à cette heure si les 9 jours octroyés aux fonctionnaires par le pouvoir afin de célébrer l’Aïd-el-Fitr, suffiront à faire taire la révolte. Mais ce n’est déjà plus une simple contestation. Ce n’est plus non plus une affaire interne turque. Istanbul comme Tel Aviv sont entrés en résistance contre le népotisme et l’illibéralisme. Le 5 avril prochain, dans les 50 États américains, réunis sous la bannière « Hands Off », une autre Amérique défilera aussi. Le vent se lève ?

Boris Enet