Le problème de l’Occident, c’est l’Occident

publié le 20/04/2024

Pour affronter les défis de l’avenir, les nations démocratiques doivent d’abord surmonter les fractures sociales, culturelles et politiques qui minent leur capacité d’agir. Par François Hollande

L'ancien président français François Hollande le 30 janvier 2019 à Paris- Photo JOEL SAGET / AFP

Les démocraties ont plusieurs fois affronté les ambitions territoriales, économiques ou idéologiques des régimes autoritaires. En affirmant leurs valeurs, en se donnant les moyens de se défendre ou de dissuader ses agresseurs, elles l’ont toujours emporté. Est-ce si sûr aujourd’hui ? Plus de deux ans après l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine, l’OTAN et l’Europe viennent seulement de fournir – ou plutôt de promettre de fournir – les systèmes de défense aérienne indispensables à la protection des villes et des infrastructures énergétiques bombardées inlassablement par les avions russes. Les démocraties ne parviennent toujours pas à livrer les munitions et les équipements qui permettraient à l’armée ukrainienne de tenir le front, au point que le président Zelensky reconnaît désormais les limites de ses capacités terrestres.

Il s’interroge même sur la fidélité de ses alliés, d’autant qu’aux États-Unis, le plan d’aide de 60 milliards de dollars est bloqué au Congrès par les républicains sous l’influence de Donald Trump. Dans le même temps, pour la défense d’Israël, les alliés se sont concertés et ont protégé le territoire de l’État hébreu des missiles ou des drones venus d’Iran.  Comment comprendre cette différence ? Pour Israël, pays certes pleinement légitime, on réussit à bâtir une coalition militaire pour empêcher des bombardements qui pouvaient toucher la population. Mais pour l’Ukraine, pays agressé par un voisin qui a pour la démocratie la pire des considérations, on n’y parviendrait pas ? Ou trop tard ?  

« Quand l’essentiel est en jeu, les démocraties se sont toujours retrouvées pour faire front. Tel n’est pas le cas aujourd’hui. »

L’Occident n’a jamais été un bloc. Entre les États-Unis et les Européens – ou au moins certains Européens comme la France – les divergences existent. Mais quand l’essentiel est en jeu, les démocraties se sont toujours retrouvées pour faire front. Tel n’est pas le cas aujourd’hui. Aux États-Unis, une partie de la société américaine est tentée de revenir à l’isolationnisme et au protectionnisme, et de considérer que la défense de l’Europe revient d’abord aux Européens, ce qui n’est pas complètement absurde. Mais ceux-ci ne parviennent toujours pas à coordonner leurs efforts pour bâtir une défense digne de ce nom. Ils ne parviennent pas davantage à définir une diplomatie plus efficace et plus audible qui leur permettrait de peser sur les conflits du monde. On peut enfin s’interroger sur l’avenir même de l’Alliance atlantique. Le lien indissoluble qui obligeait les alliés à intervenir en cas d’attaque contre un membre de l’Alliance est-il si solide ?

Les démocraties sont également minées de l’Intérieur, en Occident notamment. Les forces extrémistes qui progressent continûment exigent une forme de repli au nom du déclin. Elles prônent l’enfermement derrière les frontières nationales et le retour à un passé supposé glorieux. Du coup, elles font pression pour empêcher que se manifeste la solidarité traditionnelle des démocraties face à des risques majeurs. Si on ajoute à cela les fractures provoquées par le communautarisme et par la montée de l’islamisme militant, on voit bien que les pays occidentaux auront de plus en plus de mal à justifier des opérations extérieures qui diviseront leur société.

Déjà nous voyons comment le conflit israélo-palestinien et la guerre de Gaza ont suscité remous et manifestations. À cet égard, la France été épargnée, même si nous avons vu, vendredi à Lille, un certain nombre de démonstrations qui n’honorent pas leur principal auteur. Mais aux États-Unis, en Allemagne ou au Royaume-Uni, des manifestations particulièrement importantes ont montré que les démocraties ne sont plus unanimes sur le respect du droit international. Ou, en tout cas, sur son interprétation.

Les démocraties sont également troublées par les réseaux sociaux ou par l’usage qui en est fait. Là aussi, les régimes autoritaires ont su s’insérer, s’impliquer dans les discussions sur ces réseaux, instrumentalisant un certain nombre d’opinions et diffusant de fausses informations. Sous cet angle, c’est moins l’affrontement avec les régimes autoritaires qui paraît le plus menaçant, c’est la difficulté de trouver, au sein même des pays supposés libéraux, un consensus autour du pluralisme, de la liberté, du respect des droits fondamentaux des hommes et surtout des femmes.

« Le projet européen doit prendre une autre dimension »

Dans ces conditions, le projet européen doit prendre une autre dimension. Si elle a assuré la paix, l’Union a surtout construit un marché, une monnaie et un espace de libre circulation. Les défis qu’elle rencontre aujourd’hui sont d’une autre nature et d’une autre ampleur. Ils portent sur l’essence même de la construction européenne, un espace politique où les valeurs de la démocratie sont pleinement reconnues. Dans ces conditions, le projet européen doit d’abord se tourner vers la défense du continent.

Il doit s’accompagner qu’une volonté politique de peser sur les conflits en cours, et pas seulement ceux qui sont proches. Il doit embrasser les continents voisins, en premier lieu l’Afrique, et pas seulement pour des raisons migratoires, même si nous sommes désormais liés, à la fois pour accueillir, mais aussi pour maîtriser. Enfin,  le projet européen doit être exemplaire sur la question climatique pour affirmer au monde que nous sommes non seulement solidaires, mais capables d’inventer la société de demain, capable d’assurer la transition écologique.

Les conflits en cours ne sont pas près de se terminer. Vladimir Poutine attend les élections américaines pour savoir ce qu’il aura à faire ou à ne pas faire. La guerre de Gaza, même si elle devait s’arrêter avec un cessez-le-feu durable, ne s’éteindra pas sans un plan de paix. L’Occident peut faire face à ces deux conflits, à la condition de disposer en son sein d’une cohésion, d’un consensus, d’une capacité d’engagement qui justifie l’effort, le sacrifice, et surtout la prise en compte des risques qui affectent désormais l’ensemble du monde.

Les démocraties n’ont aucune prétention, sauf celle de défendre leurs valeurs. Elles ne cherchent pas à imposer un modèle, elles ont suffisamment payé pour savoir ce que cela peut leur coûter. Elles veulent seulement montrer que seuls les principes de droit, de liberté et de pluralité peuvent assurer le règlement des grandes questions qui déterminent l’avenir de la planète.