Le rap et les juifs
La Licra dénonce le dernier single du rappeur Freeze Corleone. Avec un dossier convaincant à l’appui, qui pose une question plus générale…
Une nouvelle fois la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme montre au créneau contre Freeze Corleone, valeur montante, dit-on, du rap français. Le nouveau single du rappeur, Shavkat, dévoilé lundi dernier, contient une punchline qui a attiré l’attention de l’organisation : « J’préfère être accusé d’antisémitisme que de viol comme Gérald Darmanin« .
Outre que le ministre a bénéficié d’un non-lieu (mais ce n’est pas l’objet de la polémique), on voit bien que cette hiérarchisation des méfaits pose un léger problème. Le rappeur tient le ministre pour coupable, et la phrase indique bien que l’antisémitisme qui lui est reproché lui semble un délit mineur. Du coup, l’association annonce que son album à venir fera l’objet d’une surveillance particulière, d’autant que Freeze Corleone a choisi une date de sortie étrangement symbolique : le 11 septembre prochain. Toujours ce tact et cette délicatesse en vigueur chez certains rappeurs…
Trop pointilleuse, la Licra ? À vrai dire, elle a déjà été échaudée. En 2020, le même Freeze Corleone s’était déjà distingué par ces vers insérés dans son album La Menace Fantôme, assez éloignés de la poésie de Mallarmé ou de Rimbaud, seraient-ils modernisés: « J’arrive déterminé comme Adolf dans les années 30 », « tous les jours RAF (rien à foutre, ndlr) de la Shoah » ou bien encore « comme des banquiers suisses, tout pour la famille pour que mes enfants vivent comme des rentiers juifs. ». Le rap est une poésie de la rue, dit-on souvent. En l’occurrence, plutôt une logorrhée de caniveau.
Freeze Corleone est un cas à part, dira-t-on. Certes : la plupart des rappeurs, souvent d’un réel talent littéraire, ne s’adonnent pas à ce genre d’abjection. Mais certains, si. Le plus célèbre au monde, par exemple, Kanye West, a été épinglé plusieurs fois pour son antisémitisme compulsif. C’est quand ses sponsors l’ont abandonné qu’il l’a enfin mis en sourdine, en quelque sorte remis dans le droit chemin par une efficace pédagogie du portefeuille…
Autrement dit, l’antisémitisme dans le rap est un phénomène minoritaire mais réel. Mettons les pieds dans le plat. Ce racisme latent, outre une certaine culture propagée par les réseaux, a deux sources principales : la circulation persistante des clichés antijuifs dans certains milieux islamiques ; la concurrence victimaire qui agite trop souvent les communautés d’origine arabe ou africaine. Dans cette optique pathologique, on reproche aux juifs de bénéficier d’une bénévolence particulière en raison des persécutions dont ils ont été victimes, alors que la mémoire de l’esclavage ou celle de la colonisation seraient jugées secondes par l’esprit public.
On sait que la chose est fausse et que les autorités françaises, par exemple, déploient beaucoup d’efforts pour reconnaître les crimes commis envers les peuples réduits naguère en servitude ou bien colonisés. Aussi bien, on ne voit pas de qui empêcherait de dénoncer tout autant les deux fléaux historiques que dont l’antisémitisme et l’oppression des Africains. Mais dans la mentalité décoloniale, les « racisés » sont les principales victimes, alors que les juifs, assimilés aux « blancs », sont amalgamés aux « dominants » d’Occident, coupables de tous les maux.
Ainsi se délite la mentalité contemporaine, dès lors qu’elle verse dans le communautarisme pour récuser les essentielles leçons de l’universalisme, qui commande de dénoncer toutes les manifestations de racisme, d’où qu’elles viennent.