Le temps de l’innocence

publié le 18/07/2024

La nuit du 5 septembre 1972, l’équipe israélienne est prise en otage par des membres de l’organisation terroriste palestinienne Septembre Noir. Bilan : douze morts. Simple spectateur à l’époque, Benoît Heimermann a été marqué par cette tragédie.

Été 1972 : tandis que Munich, capitale de la Bavière et vitrine de la florissante RFA, se pare des couleurs olympiques, l’Allemagne tente de solder la mémoire des Jeux de 1936. Mais l’Histoire s’acharne. La nuit du 5 septembre 1972, l’équipe israélienne est prise en otage par des membres de l’organisation terroriste palestinienne Septembre Noir. Bilan : douze morts.
Simple spectateur à l’époque, Benoît Heimermann a été marqué par cette tragédie. Quarante-quatre ans plus tard, il se souvient.

Je me souviens de la tente, en forme d’accent circonflexe, bleue, passablement usée. Beaucoup moins de la pelouse où nous l’avons plantée. À la périphérie de Munich, au cœur de l’été, tout paraissait simple et approprié. Pour deux amateurs de sport, mon frère et moi, les « Jeux de la paix et de la joie » s’imposaient d’évidence : il suffisait de s’y rendre. Les célébrations précédentes – Tokyo, Mexico – étaient inaccessibles, celle-ci tombait sous le sens. Une manière de mandement affectueux, de convocation gracieuse.

Sur les trois cents hectares du plus bucolique des complexes olympiques jamais imaginés – originellement intitulé l’Oberwiesenfeld [par-dessus prés et champs] –, rien n’était interdit, « Nichts was verboten ». Partout des couleurs pastel, des angles arrondis, des attentions généreuses. Et ce stade ! Ce toit, surtout, translucide, aérien, qui, par vagues successives et comme dans un rêve, recouvrait les trois principaux théâtres de la fête (athlétisme, natation, gymnastique)…

Au cours des mois précédents, il n’avait été question que de cela : faire beau, faire simple et surtout faire oublier les funestes jeux de Berlin organisés en 1936 par Hitler, Goebbels, Speer et tous les thuriféraires du nazisme réunis (lire la série de Pierre Feydel sur les jeux de Berlin). Berlin et sa pompe millimétrée, ses parades cadencées et son enceinte rehaussée de calcaire de Franconie, la supposée pierre originelle du Reich. Trente-six ans plus tard, il convenait de changer de registre. Pour nous, pour le visiteur lambda, rien ne semblait impossible et surtout pas de s’installer au bord des pistes d’entraînement, de côtoyer les athlètes, de collectionner leurs autographes. Le village lui-même était perméable et c’est la fréquentation de cette Babel qui me séduisit en priorité. Soufflait là un esprit olympique tel qu’on l’imagine à 19 ans, un mélange de fraternité et de dévotion, une communion non feinte, un partage au vrai sens du terme.

Avant d’applaudir pour de vrai Mark Spitz, Valeriy Borzov, Heide Rosendahl ou Olga Korbut, c’est là que j’ai découvert ce que le sport de haut niveau pouvait recouvrir de meilleur. Il y avait, bien sûr, beaucoup de naïveté dans mon regard, mais aussi le plaisir d’imaginer un monde si ce n’est parfait, du moins meilleur. Une assemblée vertueuse composée de 7 134 athlètes venus de 121 pays comme autant d’ambassadeurs dévoués et joyeux. Un melting pot en ébullition, une jeunesse en fusion dont l’énergie était non seulement débordante, mais surtout communicative.

« Une prise d’otages » : j’entends encore ces premiers mots concédés par un touriste francophone.

Le 5 septembre, dixième jour des Jeux, notre rituel matinal s’engagea comme à l’accoutumée : réveil aux aurores, fermeture de la tente, embarquement à bord du U-Bahn, débarquement à la station Olympiazentrum, achat, en haut des marches, du programme du jour, recension des épreuves à venir et évaluation des chances de chacun. Forcément le ciel était immaculé et nous sur notre petit nuage. Quelques attroupements ou policiers incongrus auraient dû nous alerter, mais, en ces temps d’avant le téléphone portable, en terre étrangère, il nous fallut une ou deux heures avant de comprendre (à peine) le pourquoi de cette agitation.

« Une prise d’otages » : j’entends encore ces premiers mots concédés par un touriste francophone. Je me rappelle aussi qu’en ce jour maigre – les nageurs avaient achevé leur programme la veille et les compétitions d’athlétisme faisaient exceptionnellement relâche –, nous avions prévu d’assister à un Allemagne-Japon de volley-ball. La salle affectée à cette rencontre était située à proximité de ce que j’ignorais encore être l’épicentre du drame en cours. Plus troublant : pas une seconde, je n’ai imaginé l’ordre olympique capable d’être remis en cause. De quel droit le préposé de service, d’ordinaire si urbain, était-il soudain si nerveux ?

Bientôt, les informations se sont télescopées et la gravité de la situation s’est imposée. Il était question d’Israéliens, de Palestiniens, d’ultimatums, de pourparlers, de morts au bout du compte. L’instant appelait la compassion, mais c’est plutôt l’exaspération qui me saisit pour les quarante-huit heures à venir. Il fallut rejoindre notre tente et ronger notre frein. Sans transistor ni télévision, impossible d’en savoir davantage. Même les manchettes des journaux du lendemain, pour ce que j’en comprenais, étaient trompeuses. De l’hécatombe et des onze otages assassinés je ne fus informé qu’au sortir du métro. Là, il était aussi question d’une cérémonie d’hommage. Contrairement à mon frère aîné, sans doute plus raisonnable, il ne me vint pas à l’idée de m’y rendre.

Je ne décolérais pas. Le 6 septembre marquait la fin de notre séjour et voilà que le menu de cette ultime journée était remis en cause. Bientôt le débat sur l’arrêt ou la continuation des Jeux occupa l’essentiel des conversations. Aveuglé par ma passion, ébloui par le spectacle, je jugeais tout simplement indécent !


Toute la série :
1. Le temps de l’innocence (1972)
2. Un témoin capital (1973)

3. Survivant malgré tout (1991)
4. Vérité et mensonge (2003)
5. Marathon man (2005)

6. Retour aux sources (2016)