Un témoin capital (1973)

publié le 19/07/2024

La nuit du 5 septembre 1972, l’équipe israélienne est prise en otage par des membres de l’organisation terroriste palestinienne Septembre Noir. Bilan : douze morts. Simple spectateur à l’époque, Benoît Heimermann a été marqué par cette tragédie.

Été 1972 : tandis que Munich, capitale de la Bavière et vitrine de la florissante RFA, se pare des couleurs olympiques, l’Allemagne tente de solder la mémoire des Jeux de 1936. Mais l’Histoire s’acharne. La nuit du 5 septembre 1972, l’équipe israélienne est prise en otage par des membres de l’organisation terroriste palestinienne Septembre Noir. Bilan : douze morts.
Simple spectateur à l’époque, Benoît Heimermann a été marqué par cette tragédie. Quarante-quatre ans plus tard, il se souvient.

Combien de temps ai-je mis à comprendre ? À admettre ? À culpabiliser au bout du compte ? En France, le flot de l’actualité sportive était redevenu prioritaire. Dès le 7, L’Équipe elle-même avait ravalé ses larmes en clamant sur toute la largeur de sa une : « Les Jeux continuent, Drut et Ovion en lice ». Un champion d’Europe et un champion du monde pour reprendre le cours logique des émotions et des records.

De cette fin de quinzaine munichoise me restent quelques images. La victoire controversée des Soviétiques face aux Américains en basket, la chute douloureuse de l’Américain Jim Ryun lors des séries du 1 500 mètres, la victoire in extremis des Allemandes de l’Ouest à l’issue du 4×100 mètres. Mais rien qui ne puisse rivaliser avec les actions live goûtées une semaine plus tôt sur le théâtre même des compétitions. D’évidence, mon baptême du feu olympique m’avait immunisé contre toutes les remises en cause. Jusqu’à ce que je ne lise La médaille de sang.

C’était au début de l’année 1973. L’ouvrage était impressionnant. 572 pages d’une enquête ébouriffante, menée à la cravache par un grand reporter à qui l’on aurait volontiers accordé le don d’ubiquité, tant il semblait avoir tout vu et tout entendu d’un drame dont je me refusais à admettre la portée. Serge Groussard était, si je puis dire, en terrain de connaissance. Engagé volontaire à 19 ans, agent de renseignement de la Résistance, juif, il n’avait réchappé aux sévices de la Gestapo que par miracle. Brillant élève par ailleurs, titulaire d’une agrégation d’anglais et diplômé de l’École Normale d’Administration, il avait, par la suite, embrassé une brillante carrière de journaliste et de romancier.

La Médaille de sang marquait, pour lui, les parfaites épousailles de ses deux champs de compétence et, pour moi, le début de ma prise de conscience. Au-delà des faits, cliniquement exposés, Groussard soulignait en priorité à quel point les bonnes intentions des organisateurs (libre circulation des individus, service de sécurité bienveillant, contrôles aléatoires, etc.) s’étaient, pour finir, retournées contre eux. Un point de vue qui, par ricochet, sapait une bonne fois pour toutes l’illusion selon laquelle le sport peut vivre à l’abri de toute perturbation extérieure.

« Trente-six ans seulement séparaient les célébrations olympiques de Berlin et de Munich. Le temps du pardon et de la reconstruction sans doute, mais pas forcément celui de l’oubli. »

À y regarder de près, l’irruption du commando au 31 de la Connolystrasse vers 4 heures du matin ne relevait rien moins que du grand guignol. C’est en effet avec l’aide d’une poignée de noctambules américains que les six fedayins, lestés de sacs de sport (contenant leurs armements), ont escaladé une grille de protection d’à peine 1,80 m. À l’intérieur deux complices, employés au village depuis plusieurs semaines, les attendaient qui, non contents de connaître la topographie des lieux, possédaient un jeu de fausses clefs !

Jamais à l’abri de l’actualité, le sport ne l’est pas plus de l’histoire. C’était la seconde vérité mise au jour par Groussard. Trente-six ans seulement séparaient les célébrations olympiques de Berlin et de Munich. Le temps du pardon et de la reconstruction sans doute, mais pas forcément celui de l’oubli. Trente-six ans après, à dix-sept kilomètres tout juste du camp de concentration de Dachau, onze juifs étaient à nouveau, soulignait l’auteur, « assassinés sur le sol allemand ».

Pour son malheur, le pays hôte était rappelé à ses plus calamiteux souvenirs. Dès lors plus aucune coïncidence ne pourrait se prévaloir d’être innocente. Ni la présence dans le staff des photographes accrédités de Leni Riefenstahl, apologue revendiqué du régime nazi, ni celle des élites du Comité International Olympique sous les auspices du VierJahreszeiten Hotel, là même où Reinhardt Heydrich déclencha la Nuit de cristal le 9 novembre 1938 !

Avant même que les Jeux ne débutent, de nombreux sélectionnés israéliens avaient avoué leur gêne à l’idée de rallier la « capitale du nazisme ». Certains s’étaient même scandalisés, à l’occasion d’un stage d’entraînement préalable, face à plusieurs croix gammées griffonnées sur un mur à proximité de leur résidence. Plusieurs hésitèrent jusqu’au moment du départ. Sans être tranquillisés en échange. Au contraire, il convenait d’éluder, de gommer, de divertir. Le 5, en début de soirée, le groupe tout entier fut invité dans un cabaret du centre-ville. Au programme : Le violon sur le toit, un conte yiddish à première vue anodin, sauf à oublier que son intrigue fait peser bien des menaces sur ses protagonistes !

Dans son livre, Groussard se garde de tirer avantage de cette coïncidence, mais il profite néanmoins du raccourci pour s’émouvoir, une fois pour toutes, de la légèreté des autorités allemandes quant à la protection de la délégation israélienne.

Les hasards de la vie m’ont fait rencontrer l’auteur de La médaille de sang il y a une demi-douzaine d’années. Dans les Deux-Sèvres où il habitait avec son épouse, Monique Berlioux, directrice générale du CIO de 1969 à 1985 (une raison supplémentaire de sa maîtrise du dossier munichois !). J’aurais aimé lui parler de son enquête, mais la maladie qui le frappait, depuis trop longtemps déjà, lui interdisait tout dialogue un tant soit peu soutenu. Seul son sourire généreux atténuait la fatalité de son silence. A défaut d’une invitation à l’échange, j’y vis comme un signe de connivence.

Le 2 janvier dernier, cinq mois après la disparition de Monique, sa fille Marie m’apprit la disparition de Serge. Aucun journal ne s’en fit l’écho. Malgré ses états de service, sa carrière glorieuse et son Prix Femina (en 1950 pour La femme sans passé). En récapitulant sa bibliographie, j’ai vu qu’il avait aussi écrit un livre intitulé Les gens sans importance. J’ai une certitude : Serge Groussard n’appartenait en rien à cette catégorie !


Toute la série :
1. Le temps de l’innocence (1972)
2. Un témoin capital (1973)

3. Survivant malgré tout (1991)
4. Vérité et mensonge (2003)
5. Marathon man (2005)

6. Retour aux sources (2016)