Le temps des loups

par Laurent Perpère |  publié le 17/02/2024

À quel prix sort-on de l’enfer ? Pour ceux qui aiment les scénarios post-apocalyptiques…

Après une guerre de cinq ans, décidée et perdue par une dictature sans pitié, un pays et ses 75 millions d’habitants se retrouvent au fond de l’abîme : la plupart des grandes villes rasées sous les bombes, 500 millions de mètres cubes de décombres ; 40 millions de personnes déplacées, déracinées, errant sur les routes et au milieu des ruines à la recherche d’un abri ou de leurs racines ; des transports totalement désorganisés là où ils subsistent ; une industrie sans matières premières ni énergie ; des familles dispersées, plus rien à manger ; un hiver des plus rigoureux ; une administration décapitée, au service de lois caduques.

C’est l’Allemagne au sortir de la guerre. C’est le temps des loups. Six ou sept ans plus tard, tout est rétabli sous les auspices d’une démocratie qui fonctionne et d’une économie miraculée : le bonheur petit-bourgeois prévaut. L’admirable livre de Harald Jähner tente de décrire et d’expliquer l’incroyable rétablissement après la catastrophe, qui remet l’Allemagne sur la carte des grandes nations européennes.

La succession des chapitres qui débutent par une interrogation – l’année zéro  ? –  reflétant la difficulté à assigner début et fin au « nouveau départ » permet d’aborder des thèmes aussi variés que les destructions, le marché noir et le rationnement, la grande migration, mais aussi la fureur de danser sur les ruines, les conséquences du manque d’hommes sur les familles ou l’importance de l’art abstrait comme art officiel de l’Ouest.

On regrettera seulement que les observations et analyses concernent plus l’Allemagne sous administration occidentale que soviétique, même si les destins sont assez semblables jusqu’au blocus de Berlin en 1948.

Surtout, Jähner mêle avec subtilité et pertinence les situations et trajectoires de vie individuelles et les panoramas régionaux ou globaux. Le résultat est un livre captivant de bout en bout, riche de détails émouvants ou stupéfiants, tout sauf dogmatique ou idéologique, et qui n’esquive aucune question.

Une thèse centrale parcourt Le temps des loups, qui explique à la fois l’ahurissante auto-victimisation du peuple allemand et la réussite de son redressement : « la conviction d’avoir été des victimes de Hitler était la condition nécessaire pour se départir de toute loyauté vis-à-vis du régime déchu sans se sentir lâches, opportunistes ou sans honneur ».

À cet égard, le « silence embarrassé et blessant » sur l’extermination des Juifs en Europe (partagé longtemps à vrai dire hors d’Allemagne), est peut-être, dit Jähner, le fruit de la honte ; peut-être aussi « les crimes commis contre les Juifs étaient en réalité pour les Allemands ce qu’ils sont au fond effectivement : indicibles ».

Sur le sujet majeur de la mémoire du crime et de la culpabilité, niée dans la génération d’après-guerre et qui reviendra avec violence dans celle des fils et des filles, Jähner est passionnant, tant l’attitude des Allemands est rétrospectivement choquante.

Mais ce serait limiter la richesse du livre que le réduire à ce seul thème. Encore une fois, le livre est remarquable de bout en bout. Car il ne parle pas que des Allemands, mais s’adresse au fond à chacun d’entre nous et nous pose une question vertigineuse.

À quel prix sort-on de l’enfer ?

Le livre : Le temps des loups: L’Allemagne et les Allemands (1945-1955)  Harald Jähner, Acte Sud, 10 janvier 2024

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Laurent Perpère

chronique livre et culture