Le « wokisme » pour Trump

par Laurent Joffrin |  publié le 10/11/2024

Certes, l’extrême-droite a fait de ce thème un épouvantail largement factice. Mais est-on sûr, à gauche, que les outrances décoloniales, intersectionnelles ou néo-féministes n’ont joué aucun rôle dans l’élection américaine ?

Laurent Joffrin

On sait : le mot est sommaire et ambigu. Il n’existe pas de mouvement « wokiste » constitué et l’appellation – polémique et disqualifiante – recouvre des courants disparates dont les intentions antiracistes ou féministes sont louables. Aussi bien, la dénonciation de ce même « wokisme » sert souvent de paravent à des attaques contre les droits des minorités, des femmes ou des personne LGBT, si ce n’est à des discours directement racistes, sexistes ou homophobes. Mais tout de même…

Si l’extrême-droite a trouvé si commode de brandir l’anti-wokisme comme un étendard, n’est-ce pas aussi parce que celui-ci prête le flanc à la critique et déconcerte jusque dans le camp progressiste ? On lira avec profit l’éditorial de Michel Guerrin, qui chronique intelligemment et régulièrement les interrogations qui traversent le monde culturel. « Une avant-garde « woke », regardée avec mansuétude par la base du camp démocrate, écrit-il, s’est coupée d’une Amérique réelle, populaire et droitisée ».

On dira que c’est le malheur des temps : l’Amérique a viré au conservatisme le plus étroit, le « wokisme » n’y est pour rien, d’autant qu’il a pour but, justement, de dénoncer cette droitisation. Voilà qui soigne les bonnes consciences. Mais quelque dix millions d’électeurs américains qui avaient voté Biden ont délaissé Kamala Harris pour Trump. Sont-ils tous racistes, sexistes ou homophobes ?

Ou bien ont-ils été, au moins pour une partie d’entre eux, impatientés, voire rebutés, par les ridicules de la chasse à « l’appropriation culturelle », les réunions interdites aux blancs, « l’annulation » des artistes qui pensaient mal, les pressions militantes sur la littérature, le cinéma ou la télévision qui tendent à imposer une nouvelle orthodoxie bien-pensante, bref, par tous ces phénomènes de censure à peine voilée et de rejet des principes universalistes qui ont fondé la plupart des démocraties de la planète ? À force de jouer à gauche la « politique de l’identité », on a fait le jeu des identitaires de droite, qui ont pu s’avancer sans peine une fois abattue la barrière de l’universalisme.

Chacun commence à le comprendre : le maccarthysme de la gauche radicale a offert sur un plateau aux conservateurs le thème de la liberté d’expression et de la lutte contre le conformisme, qui était autrefois l’apanage de la gauche. L’extrême-droite a pu ainsi se victimiser, lever le drapeau de la révolte de l’esprit et assimiler toute la gauche à ces débordements intolérants.

Trump a bénéficié d’autres facteurs, de l’inquiétude migratoire, de l’inflation, de l’insécurité ou de l’angoisse devant la mondialisation ? C’est certain. Mais la bataille culturelle menée par ses épigones contre le « wokisme » sociétal et artistique a été diablement efficace.

Laurent Joffrin