Les maléfices de la mer

par Laurent Perpère |  publié le 21/06/2024

Figues de proue fouaille le rapport de l’homme avec l’immensité de la mer, sa profondeur insondable, la terreur du néant

D.R

On connaît bien sûr l’auteur du magistral et fascinant Danube, le spécialiste de la littérature et de la culture des défunts Empires centraux. On connaît aussi le Triestin de Microcosmes, amoureux de ces terres indécises entre ciel, terre et mer, entre germanité et italianité. Claudio Magris ne saurait pourtant être réduit à cette sorte de provincialisme désenchanté des frontières. Plusieurs de ses œuvres récentes (Croix du Sud, Trois Orients…) témoignent d’une curiosité érudite pour d’autres mondes, d’autres destins.

Figures de proue est de cette veine. Quelle idée que de s’intéresser à ces représentations qui ornent l’étrave des bateaux depuis les temps les plus reculés, à ces « yeux de la mer », destinés sans doute à l’origine à « détourner les maléfices de la mer » ? La préoccupation semble anecdotique, ou relever d’une aimable érudition muséographique.

Pourtant, dans son voyage à travers le temps, magnifiquement illustré, Magris nous parle d’une chose bien mystérieuse: le rapport de l’homme avec l’immensité de la mer, avec sa profondeur insondable, avec en somme la terreur du néant. « La figure de proue est un écran entre celui qui navigue et le sublime (au sens kantien) qui l’entoure de toute part (…) Le regard de la figure de proue est stupeur, une stupeur d’où naît la poésie ».

Magris parcourt les nombreuses figures, avant tout féminines, mais aussi héroïques, les sculpteurs, de l’artisan des grands ports à Pierre Puget, évoque les armateurs puritains, les monarques et les amiraux commanditaires, célèbre les étonnants collectionneurs, dont Pablo Neruda face au Pacifique.

Ce livre est comme la clé qui ouvre sur un monde d’érotisme retenu et de gloire virile, de dangers et de naufrages, de départs et de ports, et nous ramène à de fiévreuses lectures d’enfance. Un monde disparu depuis un siècle, qu’effacent la modernité et ses aciers, comme si la mer ne recélait plus ses sortilèges.

« Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots ».

Figures de proue. Claudio Magris. L’arpenteur, 154 pages, illustré.

Laurent Perpère

chronique livre et culture