Les pillards de l’IA

par Laurent Joffrin |  publié le 28/12/2023

Le New York Times a décidé de traîner en justice ChatGPT pour non-respect du droit d’auteur. Une démarche bénéfique qui a pour but d’empêcher les multinationales de l’intelligence artificielle d’exploiter honteusement le travail des journalistes.

Laurent Joffrin

Les gogos se rebiffent… Le New York Times vient de porter plainte devant un tribunal new-yorkais contre OpenAI, la boîte qui a créé ChatGPT, pour l’obliger à prendre en compte la loi sur le droit d’auteur. Cité par Le Monde, un porte-parole du Times accuse Open AI et son principal actionnaire, Microsoft, d’utiliser en grand le travail des journalistes « pour développer et commercialiser leurs produits d’intelligence artificielle générative sans avoir la permission du Times (…) L’IA générative, ajoute-t-il, repose sur des modèles d’apprentissage massif qui ont été construits en copiant et utilisant des millions d’articles du Times protégés par les droits d’auteur ». Le préjudice se monterait à plusieurs milliards de dollars.

Voilà un exemple que la presse française serait bien avisée de suivre, et fissa ! Petit rappel historique. Au début des années 2000, étant directeur de Libération, j’avais publié un papier demandant que les plates-formes numériques, Google au premier chef, rétribuent les journaux pour l’utilisation systématique de leurs articles dans leurs moteurs de recherche. Ce pillage en règle leur permettait en effet de rafraîchir en permanence leurs rubriques et d’assurer ainsi leur succès grâce au travail de leurs concurrents des médias « traditionnels ».

La demande avait été accueillie par le mépris abyssal des dirigeants de Google et par un tir de barrage émanant des ravis du numérique, qui défendaient la gratuité absolue des échanges sur le Net et criaient niaisement à l’excès réglementaire et corporatiste. Les plates-formes arguaient du fait qu’elles renvoyaient les internautes vers les sites des journaux, gonflant ainsi leur audience, promesse de rentrées publicitaires. Avec une remarquable inconscience, les dirigeants des médias jouèrent ce jeu pipé. Mais plutôt que de passer un surcroît d’annonces sur leurs sites, les annonceurs s’avisèrent qu’il était plus efficace de le faire sur les sites des plates-formes, achevant de détruire le modèle économique de la presse.

L’esprit du temps étant à l’ultralibéralisme dévot et la fascination béate devant les nouveaux outils numériques, les pouvoirs publics étaient restés dans une inertie satisfaite, impressionnés par la masse ignare des internautes qui ne comprenaient pas que toute nouvelle technologie, aussi bienfaisante soit-elle par ailleurs, présente aussi quelques inconvénients, appelant un minimum de régulation. Le résultat ne se fit pas attendre : en quelques années, le développement anarchique d’Internet, en captant les lecteurs et les recettes publicitaires, jeta bas l’équilibre économique fragile des journaux, les plongeant dans les affres du déficit et de la dépendance, tandis que Google et consort devenaient des multinationales richissimes dont la puissance défiait les États démocratiques.
Or seul le droit d’auteur, inventé au 18ème siècle par un certain Beaumarchais, permet aux travailleurs de la plume – écrivains, essayistes, journalistes… – de vivre de leur travail. Nulle innovation technologique, aussi bénéfique soit-elle, ne peut légitimement remettre en question cet acquis culturel et social.

Fort heureusement, après une longue période d’inertie, les États démocratiques se sont réveillés pour mettre en œuvre une législation sur les droits voisins, à l’échelle européenne notamment, qui doit permettre aux équipes journalistiques de recevoir leur dû. Faudra-t-il attendre encore vingt ans pour que les multinationales de l’intelligence artificielle soient à leur tour mises à contribution ? C’est la question opportunément posée par le New-York Times.

Laurent Joffrin