L’horloger et la gitane

par Laurent Perpère |  publié le 03/05/2024

Le Mikado est aussi un art divinatoire. Ou quand Erri de Luca nous parle des règles du destin

D.R Gallimard

« Les règles du Mikado« , titre énigmatique assurément. Pourquoi un pluriel, alors que ce jeu populaire semble ne connaître qu’une règle : prendre chaque bâtonnet au sein de leur amas aléatoire, tour à tour, sans faire bouger aucun des autres ? Le Mikado est explicitement une métaphore du destin, jusqu’à être en Chine pratique divinatoire, tout comme la lecture des lignes de la main, on y reviendra. Le dernier livre du grand Erri de Luca est donc un livre subtil sur la façon de comprendre sa place dans le monde et les marges de liberté qu’il nous laisse dans son apparent chaos.

Les deux héros ne sont d’abord que des voix dans la montagne : « Qui es-tu ? », dit la première, et c’est le début d’un dialogue où s’apprivoisent un vieil horloger, campeur solitaire, et une jeune gitane qui a fui sa famille au soir de ses fiançailles. Admirable conversation, faite d’avancées et de réticences, de curiosités et de pudeurs, d’abandon et de brusqueries, dans une langue à la pureté et la précision d’un ruisseau de montagne.

L’horloger, si habile à manipuler les bâtonnets, apprend à la gitane ce jeu du Mikado. Elle lit les lignes de sa main. Ils se reconnaissent, se choisissent et se fabriquent un chemin commun.  Il la protège et lui fait découvrir et aimer la mer, unique limite de l’errance du peuple nomade. Ils se quittent, le dialogue s’éteint : « Donne-moi des nouvelles de ta vie ». Le roman pourrait bien entendu s’arrêter là, et ce serait déjà un pur bijou.

Il se poursuit pourtant sous forme de lettres et d’un journal : ils dessinent une autre histoire, d’illusions et de manipulations, illustration des règles du Mikado qu’il revient au lecteur d’inférer. Avec une délicatesse et une précision dans l’écriture qui n’ont rien à envier à celles de l’horloger passionné de Mikado, Erri De Luca nous parle des vies qui se croient libres, des risques que l’on prend pour échapper au destin assigné, de l’impossibilité de tirer le Mikado noir du tas de bâtonnets sans faire bouger et donner le tour à l’autre, du sacrifice qu’on est heureux de faire pour que l’être aimé gagne et échappe à la défaite ou à l’enchaînement de son destin.

C’est d’une beauté simple et calme, d’une profondeur dénuée de grands mots. C’est Erri De Luca, toujours.

Les règles du Mikado. Erri De Luca. Gallimard, 2 mai 2024, 154 pages.

Laurent Perpère

chronique livre et culture