L’impardonnable silence des anciens présidents américains 

publié le 18/03/2025

La coutume américaine veut que les anciens présidents s’abstiennent de commenter les actions de leurs successeurs. Elle s’explique en priorité par le respect des convenances et de la présidence comme institution. Est-ce aujourd’hui bien raisonnable ? Par Sébastien Lévi

Les anciens présidents des États-Unis, Bill Clinton, George W. Bush et Barack Obama, à la cérémonie d'entrée en fonction du président élu Donald Trump, au Capitole le 20 janvier 2025. (Photo Chip Somodevilla / POOL / AFP)

Ce respect pour le décorum apparait totalement décalé à l’heure où les normes, et au-delà, la décence élémentaire, sont allègrement piétinées par Trump. Surtout, le silence des anciens présidents revient à banaliser la présidence Trump et tous ses excès.

Pour le monde extérieur, ce silence assourdissant tend à démoraliser les amis sincères de l’Amérique qui se sentent trahis et qui n’entendent pas les voix de « leur » Amérique, laissant à penser que ce nouveau visage est largement toléré dans la population et non considéré comme une aberration.

Sur le plan domestique, ce silence ne fait que légitimer – voire renforcer – la passivité citoyenne et une certaine docilité de la population, encore sonnée par la réélection de Donald Trump.

Beaucoup d’Américains sont sidérés qu’une majorité de leurs concitoyens aient accordé leurs suffrages à Trump, au contraire de l’élection de 2016, qui avait été comprise comme un accident démocratique.  Le comptage tardif des voix de la Californie a par ailleurs donné corps au narratif erroné d’une large victoire de Trump, un fait politique en soi, qui tend à paralyser encore plus l’opposition.

Dans ce contexte, il manque aujourd’hui une figure fédératrice comme un (ou plusieurs) ex-président capable de mobiliser la population contre Trump. Cette absence de réaction citoyenne et politique de masse accrédite l’idée d’une certaine normalité de la période actuelle, qui ne serait qu’un moment à passer avant une nouvelle alternance et un retour à la normale, qui reviendrait automatiquement.

Le silence est d’ailleurs aujourd’hui une stratégie de certains Démocrates comme James Carville, le brillant conseiller de Clinton qui lui doit sa victoire en 1992, estimant que les outrances de Trump lui reviendront comme un boomerang en pleine figure et qu’elles conduiront à un raz de marée démocrate en 2026 puis en 2028, et que le mieux pour les Démocrates est d’en faire le moins possible.

Pourtant, cette stratégie banalise les dernières actions de Trump, en n’alertant pas sur la nature tout à fait exceptionnelle de sa présidence et la possible dégradation terminale de la démocratie américaine.

Il est aujourd’hui impossible de nier le fait que Trump veuille profondément changer la nature de son pays. La véritable dystopie que ce pays vit, et avec lui le monde entier, invalide les discours « rassuristes ». À bien des égards, le pire demain est possible car il se déroule d’ores et déjà sous les yeux du monde, avec le lâchage de l’Ukraine, la fin des alliances ou les visées expansionnistes de l’Amérique de Trump. La politique intérieure n’est pas épargnée non plus.

La liberté d’expression est d’ores et déjà menacée voire attaquée, en interdisant certains mots ou concepts comme dans les états totalitaires ou en incarcérant sans procès un résident permanent pour activisme pro-Hamas, sans claire définition de l’accusation. La liberté de la presse est attaquée tous les jours, et tous les contre-pouvoirs sont mis à bas, au nom notamment de l’efficacité budgétaire et de la chasse au gaspillage, sous l’égide d’Elon Musk.

Il est possible que les futures élections soient suspendues ou tout au moins encadrées comme en Hongrie. Par ailleurs, en libérant 1500 émeutiers du 6 janvier, Trump a envoyé le signal sans équivoque qu’il n’abandonnerait pas ses partisans, même, les plus violents. Il dispose ainsi d’une armée personnelle prête à agir si besoin, contre des opposants ou des journalistes par exemple, notamment lors de prochaines élections.

Devant ces développements et ces menaces, qu’il serait impossible aujourd’hui de juger trop alarmistes, le silence des anciens présidents est inexplicable et inexcusable. Si c’est « business as usual » pour eux, des citoyens non informés ou souhaitant se rassurer peuvent se dire à bon compte que la menace est exagérée voire inexistante. Or, une réaction citoyenne massive s’impose, comme un impératif moral et politique contre ce qui se passe aujourd’hui, et même existentiel pour l’avenir même de la démocratie américaine.

Pour reprendre la parole célèbre de Billy Wilder “ les pessimistes ont fini à Hollywood, les optimistes à Auschwitz”. Il est temps pour le peuple américain d’apprendre les vertus du pessimisme, et il revient aux anciens présidents américains de tirer la sonnette d’alarme pour les y aider.

Sébastien Lévi