L’information selon Musk
Le milliardaire libertarien coordonne désormais l’assaut des populistes contre le débat rationnel. C’est-à-dire la lutte contre la démocratie au nom de la démocratie.
En cas de guerre, la première victime, c’est la vérité. En temps de paix aussi, désormais. Telle une marée qui monte, sous l’effet des réseaux sociaux, le mensonge est en passe de submerger l’espace public des démocraties. Et bien entendu, l’arrivée d’un « serial menteur » à la Maison-Blanche, accompagné du milliardaire libertarien Elon Musk, ne risque pas d’arranger les choses.
Musk a donné la clé de cette révolution : le journalisme classique est mort, dit-il, arrive le temps du « journalisme citoyen », pour ajouter, dans un fier appel au soulèvement : « les médias, c’est vous ». Il fait écho aux déclarations de Trump qui ne cesse de vitupérer les médias « mainstream » (c’est-à-dire qui ne pensent pas comme lui et s’efforcent de réfuter ses mensonges). Ou encore à celle de Javier Milei, qui vient refuser de s’associer à la déclaration du G20 sur les limitations de la liberté d’expression en ligne (c’est-à-dire à la lutte contre la désinformation, objet de la déclaration). D’une manière générale, tous les populistes de la terre, de Mélenchon à Orban, de Le Pen à Bolsonaro, passent une grande partie de leur temps à fustiger les médias, à se déclarer victime de la censure « bien-pensante », à prôner la liberté totale sur les réseaux.
Au moins, dira-t-on, ils prêchent pour la liberté d’expression, ce qui met les démocrates dans l’inconfortable position du censeur surplombant le débat public, étouffant la voix du peuple. Débat vieux comme la presse, qui revient de manière récurrente : faut-il ou non réguler le débat public ? Rappelons la phrase classique de Lacordaire, catholique libéral du 19ème siècle : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». Ajoutons-y celle de Gresham, économiste du 16ème siècle : « la mauvaise monnaie chasse la bonne », qu’on peut traduire dans le domaine du journalisme par « les fake news chassent les vraies informations » et nous aurons un tableau complet.
Le mensonge, en général, est plus chatoyant que la vérité, toujours nuancée et difficile à établir. En tout état de cause, il fait plus de clicks. En conséquence, le but réel de cette campagne est de miner l’un des socles de la démocratie : l’existence d’un espace de débat public où la raison, l’argumentation par la preuve, la distinction entre l’erreur et la vérité factuelles restent les références, mêmes lointaines. En démantelant le journalisme traditionnel, en transformant chaque internaute en « journaliste citoyen », on s’affranchit de ces principes essentiels. L’affirmation et la répétition, la proclamation d’une « vérité alternative » (sur les vaccins, la rotondité de la terre, le 11 septembre, l’immigration ou l’insécurité) viennent contredire le savoir « officiel » et imposer un récit fantasmagorique.
Ces mensonges inculqués à des internautes enfermés dans leur bulle cognitive – mode de fonctionnement principal des réseaux, qui réunissent dans les mêmes boucles ceux qui pensent pareil – se substituent progressivement à la recherche de la vérité. L’invective et l’insulte tendent remplacer le débat rationnel, dont les méthodes plus lentes, plus laborieuses, ne sont pas adaptées à la rapidité de la communication numérique. Dans un régime non-régulé, où il n’existe plus de principe de réalité, où le langage des tripes l’emporte sur celui du cerveau, la force l’emporte systématiquement. La force, c’est-à-dire la capacité à contrôler le réseau et à le saturer de fausses nouvelles, à remplacer la qualité des arguments par la quantité de « likes » et de « retweets ».
Le journalisme a tous les défauts qu’on sait, mais il maintient malgré tout le principe de la vérité factuelle et de l’argumentation rationnelle, ce dont s’affranchit en fait ce soi-disant « journalisme citoyen ». Celui-ci consiste à remplacer des professionnels encadrés de règles déontologiques par des amateurs souvent fort sympathiques individuellement, mais qui confondent faits et opinions, laissant libre cours à toutes les campagnes possibles de désinformation. Un peu comme si on remplaçait les médecins par des guérisseurs au nom des « médecines alternatives », les astronomes par des astrologues au nom de liberté de croire en marge du savoir officiel. Les amateurs sont utiles, ils servent d’aiguillon aux professionnels. Mais si l’on remplace les seconds par les premiers, on favorise l’obscurantisme et on instaure le règne sans partage de l’irrationnel, qui est le milieu naturel du populisme.