Livres de l’été: « L’ignorance »
En 2003 Milan Kundera publie en français « L’Ignorance », son avant-dernier roman, la synthèse parfaite de ce qui singularise son art du récit : l’imaginaire conjugué à la pensée
Deux personnages sont au cœur de cette courte intrigue. Irena et Josef. L’un comme l’autre ont quitté la Tchécoslovaquie en 1969 après l’invasion de leur pays par les Soviétiques. La première s’est installée en France où Paris, qui aime les dissidents, l’a accueillie à bras ouverts. Josef est parti au Danemark. Auparavant, ils ont frôlé ensemble l’hypothèse d’une histoire d’amour. Ils se connaissaient à peine et Josef a oublié Irena.
Durant vingt ans, chacun a fait sa vie. La nostalgie rôde autour d’eux, les étreint souvent, mais leurs âmes s’en accommodent. Ils sont au cœur de l’Histoire.
1989, le mur est tombé, et avec lui, l’aura de leur statut de réfugié politique. S’ils l’avaient oublié, on le leur rappelle : ils sont étrangers désormais dans leur pays d’accueil. Pourquoi ne rentrent-ils pas chez eux, participer au grand renouveau démocratique de leur État d’origine ? Les amis se font moins présents. Irina comme Josef vont tenter l’hypothèse de Prague.
Et c’est là que surgit Ulysse, le chantre du retour. Ulysse qui s’arrache aux bras de Calypso pour revoir Pénélope, qui ne le reconnaît pas. La Tchécoslovaquie n’attend ni Irena, ni Josef. Leurs amis ont vécu en leur absence, distance irréparable. Eux-mêmes ne se sentent plus chez eux. La nostalgie est devenue ignorance. Ils ne sont plus ni d’un pays ni de l’autre ; ni d’hier, ni d’aujourd’hui. Le fantasme du retour a fait long feu. Où vivre désormais et comment ?
La lecture de L’Ignorance soulève à chaque page une émotion inoubliable dans le même temps qu’elle propose une philosophie dont chacun de nous peut faire son miel. « Calypso, ah Calypso ! Je pense souvent à elle. Elle a aimé Ulysse. Ils ont vécu ensemble sept ans durant. On ne sait pas combien de temps Ulysse avait partagé le lit de Pénélope, mais certainement pas aussi longtemps. Pourtant on exalte la douleur de Pénélope et on se moque des pleurs de Calypso ».
Milan Kundera a écrit mezza-voce le roman de la condition tragique de l’exilé, profond et sans cris.
« L’ignorance » Editions Gallimard, 240 pages. Post-face François Ricard