Loi immigration : agir et non instrumentaliser
Entre les coups de menton de la droite et de l’extrême-droite et le déni des réalités propre à une certaine gauche, il existe un chemin pour une politique migratoire républicaine (*)
Par Bernard Cazeneuve
Les élections législatives de l’été dernier ont confirmé que dans les moments de crise aiguë, les Français parviennent encore à puiser en eux les ressources et l’intelligence collective qui épargnent à notre pays les effets des choix politiques aventureux de leurs dirigeants. Au second tour, une digue solide – le Front républicain – s’est érigée face à la percée de l’extrême droite. Mais à peine le danger était-il écarté que la vieille politique renouait avec ses réflexes, entre arabesques rhétoriques et manœuvres partisanes, offrant au Rassemblement national la possibilité de dicter son calendrier, ses thèmes et son tempo.
Ce climat de confusion, du point de vue des soutiens de Marine Le Pen, devrait permettre de réaliser la convergence des thèmes et des buts politiques avec la droite classique, pour mieux assurer la fusion des électorats conservateur et populiste, le moment venu. En faisant de l’immigration l’une des priorités de son agenda, en laissant son ministre de l’Intérieur, visiblement très prompt à donner des gages, prendre le risque d’une possible rupture avec les principes de l’État de droit, le gouvernement a pris grand soin de donner au RN l’oxygène dont une majorité d’électeurs l’avaient privé quelques semaines auparavant.
Le 21 février 2024, l’entrée de Manouchian et de ses frères d’armes des FTP-MOI au Panthéon, avait pourtant célébré la concorde républicaine et exprimé la reconnaissance de la place de l’immigration dans notre glorieuse histoire nationale. Cet instant si puissant n’était-il donc qu’une parenthèse, une étape parmi d’autres dans un long cheminement mémoriel, sans autre signification que la célébration elle-même ou que sa restitution télévisée ?
Désormais le débat sur l’immigration s’enlise dans des considérations exclusivement électorales, qui éloignent les responsables politiques des solutions pertinentes, pour les enfermer dans des postures paresseuses ou stériles. L’électoralisme préside à tout, qui explique les dérives les plus préoccupantes. À droite et à l’extrême droite, on pense que les déclarations martiales et le durcissement des lois suffiront à réduire les flux migratoires. On fait comme si les coups de menton à propos des visas, avaient garanti l’obtention des laissez-passer consulaires, sans lesquels les reconduites à la frontière sont autant de vœux pieux. On fait comme si cette diplomatie du « coup de gueule » avait été efficace et sans conséquence sur nos relations avec les pays africains et sur le rayonnement de la France à l’étranger, notamment auprès des jeunes générations. Ces gesticulations ont-elles seulement atteint leur but ? Les faits témoignent malheureusement qu’il n’en est rien.
Dans une partie de la gauche, la moins responsable, se manifestent le déni des réalités concernant les échecs des politiques d’intégration, l’absence de repères sur ce qui pourrait fonder une politique lisible d’accueil et de régulation, l’impensé de la fonction des frontières dans un monde globalisé. Faute de regarder le réel avec lucidité – ce qui ne signifie pas sans ses valeurs –, la gauche extrême laisse à penser aux Français qu’il suffirait de laisser les choses aller au fil de l’eau, ou de se satisfaire de positions généreuses, énoncées le cœur sur la main. C’est une profonde erreur d’analyse, aussi loin des problèmes que des solutions.
Pourtant un autre chemin est possible, plus exigeant, plus respectueux de ce que nous sommes, c’est à dire une Nation ouverte sur le monde et désireuse de maitriser son destin et sa politique migratoire.
À partir de 2015, la crise migratoire s’est traduite par plus de deux millions d’entrées nouvelles dans l’espace Schengen, en raison notamment de la guerre en Syrie. Je suis fier d’avoir alors réuni près de 600 maires, de droite et de gauche, de métropoles comme de communes rurales, pour organiser l’accueil des réfugiés sur notre territoire. Un consensus politique inédit, allant de la gauche à la droite modérée, facilita alors l’adoption d’une loi relative à l’asile, créant des droits nouveaux pour ses bénéficiaires et accélérant l’examen de leurs demandes.
« Le titre de séjour pluriannuel », qui repose sur le principe de la confiance, a par ailleurs permis à des personnes arrivées sur notre sol depuis plus d’un an, d’être exonérées de contraintes administratives absurdes pendant d’interminables années. En effet, les files d’attente à l’entrée des préfectures, ne dissuadent en rien les étrangers de se présenter en France. Elles engendrent seulement des irrégularités au séjour, qui condamnent au chômage, à la précarité, et plongent des êtres humains, qui n’aspiraient qu’à s’intégrer, dans des spirales d’exclusion et d’humiliation. Selon les chiffres du ministère de l’Intérieur pour 2022, 720 000 personnes bénéficient de ce titre de séjour.
Le contrat d’intégration républicaine a posé quelques principes simples, dont il nous faut veiller au respect. Il n’y a pas d’immigration acceptée sans intégration, et pas d’intégration sans maîtrise de la langue française et sans respect des valeurs de la République. En revanche, la remise en cause de l’aide médicale d’État, dont tous les ministres de la Santé ont vivement condamné le principe, comme celle des prestations familiales ou des aides au logement – désormais conditionnées à une durée plus longue de séjour régulier – ne saurait aider à l’insertion des étrangers arrivés sur notre sol.
En effet, plus d’intégration s’accompagne rarement de davantage de précarité. Je suis fier enfin d’avoir créé le « passeport talents » car dans la course à l’accueil des meilleurs étudiants, des scientifiques, des chercheurs et des ingénieurs, dont le monde a besoin, la France ne doit pas être à la traîne. La gauche de gouvernement a œuvré pour créer des droits nouveaux pour les demandeurs d’asile et les étrangers et cela ne l’a nullement empêchée de procéder à davantage d’éloignements forcés qu’il y en eut au cours de ces dernières années, ou de prendre des dispositions intraitables vis-à-vis d’étrangers condamnés pour des faits de terrorisme, en suspendant leur statut de réfugié.
L’efficacité ne se niche pas dans les postures extrêmes, ni dans la recherche d’un équilibre pour atteindre une médiocre moyenne. Une politique migratoire doit s’adapter à chaque situation, conformément à nos valeurs et à l’intérêt de notre pays. Elle doit se fixer pour objectif d’apporter une réponse digne à une profonde détresse humaine. Elle doit s’interdire pour les uns d’instrumentaliser cyniquement des peurs en convoquant une fermeté de tribune, qui n’est que d’apparence ou, pour les autres, de multiplier les pétitions de générosité, qui ne règlent aucun des problèmes concrets. Ne pas prendre la mesure de cette double impasse, c’est faire le lit des exploiteurs de la misère humaine, favoriser le travail dissimulé et accroître le coût pour la société d’une telle précarité. C’est cette politique perdante, déséquilibrée, faite de mensonges et d’approximations qu’il nous faut désormais combattre.
Bernard Cazeneuve
Ancien Premier ministre
(*) Ce texte a été publié par le quotidien l’Opinion.