L’utopie concrète d’Attali
Auteur prolifique et éclectique, Jacques Attali livre une claire synthèse des défis contemporains et dessine la voie étroite d’un progressisme pour 2050
Après deux cent mille ans l’existence – un bref moment dans l’histoire de l’univers – l’humanité va-t-elle s’effacer ? Ou court-elle vers une catastrophe inédite qui changera le monde en une sorte d’enfer digne des hallucinations de Jérôme Bosch ? À cette question qui hante l’esprit du temps, Jacques Attali s’est attaqué avec son sens habituel de la synthèse.
Il est l’auteur d’une centaine d’ouvrages de tous genres, qui portent sur l’économie, la musique, le temps, l’alimentation, les guerres, la mer, l’amour, l’éducation, Mitterrand ou Gandhi : il était bien placé pour livrer un diagnostic et, surtout, une prévision, un art difficile, surtout quand il concerne l’avenir (dixit Churchill). Une somme des sommes, en somme, qui n’a rien d’assommant, et dessine notre futur sur trois décennies.
Jacques de la Mirandole commence par définir ses concepts, puis il brosse une brève histoire de l’humanité, passée de « l’ordre rituel » initial à « l’ordre impérial » né dans l’antiquité, pour entrer, à partir de la Renaissance, dans « l’ordre marchand » où nous sommes toujours, après diverses étapes liées à l’irruption de nouvelles techniques alliées à une manière de dominer le monde.
A chaque fois, ces phases de l’histoire humaine sont définies par « une forme » (une organisation du marché mondial) et « un cœur », une ville qui devient de facto la capitale de la planète (successivement, Bruges, Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam, Londres, Boston, New-York, et enfin Los Angeles). Aujourd’hui, le cœur du monde bat donc en Californie, lieu d’élection des technologies numériques et de l’industrie de la distraction, sur une planète dominée par de vastes sociétés privées et internationales qui animent le marché mondial, suscitant à la fois progrès immenses et angoisses profondes.
Qu’en sera-t-il en 2050 ? Attali écarte l’hypothèse d’une sortie de cet « ordre marchand » et voit se développer rapidement, avec l’intelligence artificielle, un univers où de nouvelles sphères de la vie humaines – la santé, l’éducation, notamment – seront appuyées sur des machines pensantes qui bouleverseront une nouvelle fois « la forme et le cœur ».
Mais quel « cœur » ? Celui-ci se situera nécessairement quelque part aux États-Unis, qui restent la puissance majeure, ou en Chine, si « l’empire du milieu » atteint ses objectifs de domination qu’elle s’est fixé.
Encore faudra-t-il, pour parvenir jusque-là, échapper à trois périls majeurs qui peuvent entraîner la pauvre humanité à sa perte.
Les deux premiers sont connus :
le dérèglement climatique, bien sûr, qui peut conduire à hausse des températures moyennes de quatre degrés, menaçant la sécurité – et les vies – de centaines de millions d’êtres humains ;
la guerre, ensuite, dans un système international de plus en plus anarchique et dangereux, qui se traduirait par un « hyperconflit » entre démocraties et dictatures militaires, à la nocivité décuplée par le perfectionnement des armements ;
« l’artificialisation de la vie », enfin, qui verrait les machines pensantes, non pas remplacer l’humain, dystopie peu vraisemblable, mais occuper une place telle qu’on en viendrait à créer des « méta-humains » de chair et de sang à la vie transformée par les progrès fulgurants de la robotique, du numérique et de la biologie.
Pour conjurer ce sort, une seule voie : le « Grand Virage » qui verrait les nations prendre une voie nouvelle, celle d’une « économie de la vie » et d’une « société positive » fondées sur les enseignements de l’écologie et de la politique démocratique, où l’altruisme et le sens du commun deviendraient, non des prescriptions morales abstraites, mais le fruit d’un calcul rationnel dont chacun tirerait des bénéfices tangibles.
Au fond, cette synthèse, qui a le grand mérite de la clarté, jette les bases d’un programme de transformations majeures par les moyens de la liberté, fondée sur une définition du progrès adaptée aux enjeux des trente années à venir. Attali se garde de toute inclination étroitement partisane. Il dessine néanmoins ce que pourrait être le projet d’une gauche rénovée, adepte d’un « réformisme radical » qui placerait enfin l’humanité, grâce à des outils neufs et une stratégie réaliste, sur la voie du salut.