« Magnifique » : une voix au cœur des ténèbres
Jean Félix La Ville Baugé, ancien humanitaire au Rwanda pendant le génocide, nous livre un superbe roman pour dire l’horreur absolue. Par Laurent Perpère
Il y aura trente ans en 2024, le génocide du Rwanda, près d’un million de morts. Trente ans, une génération, trente ans d’impossibilité à dire l’horreur, à regarder en face le mal absolu.
Jean-Félix de La Ville Baugé était humanitaire dans la région de Gikongoro à l’été 1994, le massacre s’achevait. Il avait une vingtaine d’années, il a vu. Le livre qu’il nous propose aujourd’hui n’est pas le témoignage d’un humanitaire, avec son cortège d’horreurs, insoutenables. C’est un roman. Et comment peut-on faire un roman d’une telle tragédie ?
Comme l’avait compris Littell avec Les Bienveillantes, le passage par l’écriture romanesque est la seule façon de rendre compte de l’intérieur de ce qui reste autrement proprement indicible. À travers la fiction, c’est la vérité qui se donne à lire comme expérience du lecteur et ici, de manière éclatante.
Magnifique Umuciowari, à la veille d’une opération chirurgicale, décide d’écrire pour son mari le récit, toujours tu, de ces quelques semaines à travers les ténèbres, et aussi de son silence pendant les trente années d’apparence heureuse qui ont suivi son sauvetage par un médecin humanitaire.
Ce qui rend ce livre stupéfiant de justesse, c’est la sobriété du style et l’absence d’effets. Peu d’adjectifs, aucun jugement, des bruits et beaucoup de silence pour massacrer à la machette. Des gens ordinaires qui font méthodiquement œuvre de mort comme ils iraient faire paître leur troupeau.
Ce silence, qui permet aussi à Magnifique de survivre, va l’accompagner ensuite auprès de son mari, magnifique figure d’humanité et d’amour, et de ses enfants.
L’indicible, La Ville Baugé le montre dans le débat cruel sur le génocide qu’à l’héroïne avec un historien hutu. Face à son arrogante assurance, Magnifique ne peut opposer que l’évidence de son expérience, proprement inaudible: elle se sent se désagréger de l’intérieur, manque d’air et nous avec devant cette justice qui ne lui est pas rendue, et nous avec elle. Insoutenable, beaucoup plus que toute description.
Il y a dans ce livre la réussite éclatante qu’est ce personnage simple, à l’âme belle. Il y a aussi la belle évocation de l’amour de son mari, des impatiences de ses filles. Et aussi plusieurs figures esquissées avec discrétion, comme la future belle-mère de Magnifique.
Roman sur le Mal, Magnifique n’esquive pas la question des origines. Pourquoi ce déchaînement de massacres, qui est coupable ? Les réponses sont multiples, incertaines, provisoires. Un destin ne dit pas tout, la vérité d’une victime ne clôt pas le débat infini de la responsabilité.
Un livre sobre et puissant, surprise de la rentrée. Une voix frêle et forte, inoubliable.