Mandelstam, poète, mort comme Navalny

par Pierre Feydel |  publié le 24/02/2024

Poutine a fait disparaître Navalny qui l’avait défié. Staline a fait subir le même sort au poète Ossip Mandelstam, qui dénonçait sa dictature sanglante

Ossip mandelstam à Saint-Petersbourg-

Artistes et pouvoir politique ont rarement fait bon ménage. Encore moins quand les pouvoirs sont absolus. La création se nourrit de liberté. La vie et le destin d’Ossip Emilievitch Mandelstam illustrent cette antinomie. II Écrivait : « Et chacun effectuera avec son âme, telle l’hirondelle avant l’orage, un vol indescriptible . » Parlait-il de lui ? De son âme indomptable qui conduisit cet extraordinaire poète sous les cieux menaçants d’une des pires dictatures du XXe siècle jusqu’au Goulag.

Il est né à Varsovie en 1891, dans une famille juive peu pratiquante. Son père est commerçant. La ville est alors annexée à la Russie. Le jeune « Ossia » étudie à Saint-Pétersbourg, puis à la Sorbonne et à l’université d’Heidelberg. En 1911, il a 20 ans, membre de la Guilde des poètes russes et publie dans la revue « Apollon »

C’est un représentant de l’acméisme, mouvement poétique qu’il décrit « comme nostalgique de la culture universelle. » Les mots sont pour lui « voix de la matière autant que matière de la voix. » Il déclame ses poèmes avant même de les écrire.

Après1917, Ossip Emilievitch préfère la prose, écrit des livres pour enfant, traduit Upton Sinclair ou Jules Romain. Sa préférence pour la culture traditionnelle alerte les autorités. On le surveille. On attend le faux pas.

Il survient à l’automne 1933. Il compose alors un épigramme anti-stalinien : « … On entend seulement le montagnard du Kremlin/ Le bourreau et l’assassin de moujiks./ Ses doigts sont gras comme des vers/ Des mots de plomb tombent de ses lèvres./ Sa moustache de cafard nargue./  Et la peau de ses bottes luit/ Autour une cohue de chefs aux cous de poulet, / Les sous-hommes zélés dont il joue…. » Il conclut : «  Chaque mise à mort est une fête,/ Et vaste est l’appétit de l’Ossète. »
Il récite le poème à ses amis. Boris Pasternak, poète lui aussi, auteur du Docteur Jivago, futur Prix Nobel en 1958, que le pouvoir soviétique l’obligera à refuser, crie au suicide ! Anna Akhmatova, très célèbre poétesse, s’affole. Ce brûlot n’est pas publié. Mais les « sous-hommes zélés » en auront connaissance .

Le 13 mai 1934, trois agents du NKVD débarquent, perquisitionnent et arrêtent le poète. Le mandat d’arrêt est signé du chef de la police politique, Iagoda. Ses amis tentent d’intervenir . Sa femme Nadejda contacte Boukharine, bolchevik historique, dirigeant du Parti communiste de l’Union soviétique qui sera « purgé » en 1938. Finalement, Ossip Emilievitch est exilé à Voronej. Son épouse l’accompagne. Il écrit « les cahiers de Voronej », peut-être sa plus belle œuvre.

En mai 1938, il est de nouveau arrêté, condamné à cinq ans de travaux forcés pour « activités contre-révolutionnaires ». Durant sa déportation vers la Kolyma, extrèmement affaibli, il meurt dans le camp de transit de la gare de Vtoraia Retchka près de Vadivostock. Son corps est jeté à la fosse commune. Sa femme apprendra sa mort quand,, convoquée à la poste de Moscou on lui rend un colis adressé à son mari ,au goulag , avec cette mention : « le destinataire est décédé ». Nadejda se battra toute sa vie pour la mémoire et l’œuvre de son mari.

Anna Akhmatova dans « Requiem, Poème sans héros et autres poèmes » ( Poésie Gallimard, 2007) écrit : « Mais dans la chambre du poète en disgrâce/ La terreur et la Muse sont de service à tour de rôle,/  Vient une nuit/  Qui ne sait rien de l’aurore. »

À lire : « L’hirondelle avant l’orage, le poète et le dictateur », Robert Littell, édition Baker Street, diffusion Le Seuil 2009

Pierre Feydel

Journaliste et chronique Histoire