Marathon man (2005)

publié le 25/07/2024

La nuit du 5 septembre 1972, l’équipe israélienne est prise en otage par des membres de l’organisation terroriste palestinienne Septembre Noir. Bilan : douze morts. Simple spectateur à l’époque, Benoît Heimermann a été marqué par cette tragédie.

Été 1972 : tandis que Munich, capitale de la Bavière et vitrine de la florissante RFA, se pare des couleurs olympiques, l’Allemagne tente de solder la mémoire des Jeux de 1936. Mais l’Histoire s’acharne. La nuit du 5 septembre 1972, l’équipe israélienne est prise en otage par des membres de l’organisation terroriste palestinienne Septembre Noir. Bilan : douze morts.
Simple spectateur à l’époque, Benoît Heimermann a été marqué par cette tragédie. Quarante-quatre ans plus tard, il se souvient.

Comme pour McDonald, j’avais prévu de rencontrer Frank Shorter pour d’autres motifs que le drame de 1972. Avec le champion olympique de marathon de Munich, je prévoyais d’évoquer les vertus prosélytes de sa victoire ou la mode du jogging dont il pouvait revendiquer, pour partie, la paternité. Dans le salon épuré de sa villa de Boulder (Colorado), rien, pas une photographie, pas un objet ne rappelait le passé glorieux de ce parfait athlète qui, à dire vrai, avait peu changé, hormis une moustache hier portée comme un symbole et désormais disparue.

Apparemment Shorter était pressé, son emploi du temps commandait d’autres priorités. Peut-être même s’agaçait-il de devoir se répéter un peu. À propos la qualité de sa VO²max, de ses soi-disant pieds plats ou de ce hasard temporel qui l’a fait naître – le 31 octobre 1947 – dans la ville même qui accueillit vingt-cinq ans plus tard son sacre olympique !

Presque gêné, je me suis résolu à lui parler, malgré tout, de Tuvia Sokolovski, l’haltérophile israélien, et de Jamal Al-Gashey, le terroriste palestinien. Les savait-il toujours vivants ? Comment lui-même avait-il incubé cet épisode sordide ? La demi-heure qui suivit m’affranchit sans détour : l’événement ne lui était pas seulement familier, il l’habitait tout entier. Là encore, la confession se mua en plaidoirie : « La nuit de l’attaque, je dormais sur le balcon de notre appartement. J’avais déplacé mon matelas pour que Dave Wottle, vainqueur du 800 mètres trois jours plus tôt, soit tranquille avec sa femme arrivée le matin même. Vers 4h15-4h30, j’ai entendu plusieurs détonations.

J’étais à moins de 200 m à vol d’oiseau. Encore un peu et j’aurais pu recevoir une balle perdue ! Dans la seconde, je me suis saisi d’une bouteille comme pour me défendre, mais notre encadrement nous commanda de ne pas sortir. Bientôt nous nous sommes tous retrouvés autour d’un poste de télévision. Bien sûr, il n’y avait pas de chaînes en continu. On ne comprenait rien à la situation. Steve Prefontaine, qui parlait allemand grâce à sa mère, nous servit d’interprète vaille que vaille.

Je n’ai pensé à moi et au marathon que le lendemain, lors de la cérémonie. Je n’aimais pas Brundage, son conservatisme, ses compromissions et son racisme, mais j’avoue que sa volonté de poursuivre les Jeux m’a rassuré. À midi, à la cantine, j’ai croisé l’Anglais Ron Hill, le grand favori de l’épreuve. Il était détruit !

Par la force des circonstances, le marathon était repoussé de vingt-quatre heures et cette perspective le paniquait. Il craignait que toute sa préparation ne soit remise en cause. Ma tête pesait lourd, mais mes interrogations étaient autres. La décence commandait que je fasse correctement mon boulot et que je justifie la confiance que l’on avait placée en moi. Dans ce type de situation, le doute n’a pas droit de citer. Le doute c’est l’ennemi, le doute c’est la faiblesse. »

« Enfant, déjà, je savais que chez l’homme le pire peut côtoyer le meilleur. Vous ne naissez sans doute pas démoniaque, mais vous pouvez le devenir sans difficulté… »

Frank Shorter n’a pas failli. Dès les premiers hectomètres du marathon, il a porté son dossard n° 1014 en tête de course et s’est envolé sans se retourner. À l’époque, cette belle obstination m’avait plu. Et tout autant ses explications à suivre. Non, malgré la gravité de la situation, Shorter n’avait pas songé une seconde passer par perte et profit ses centaines d’heures d’entraînement consenties au préalable. L’attitude du beau marathonien ne méritait pas – objectivement – qu’on la remette en cause. En quittant Boulder, j’étais convaincu. Je le fus au centuple lorsque, quelques années plus tard, je lus une longue confession que Shorter accorda au Los Angeles Time.

Sur une pleine page, le vainqueur de Munich révélait une blessure bien plus secrète, la justification définitive de son choix : une enfance volée par un père ignoble qui, sous la contrainte, abusa de lui comme de plusieurs de ses dix frères et sœurs ! Dès lors, la solitude, l’effort, la logique sportive, le besoin de se surpasser furent, à en croire sa confession, ses seules planches de salut. À la fin de ce terrible plaidoyer, Shorter concédait une vérité qui, de son propre aveu, l’aida à supporter les fantômes soudain accourus dans la nuit de Munich : « Enfant, déjà, je savais que chez l’homme le pire peut côtoyer le meilleur. Vous ne naissez sans doute pas démoniaque, mais vous pouvez le devenir sans difficulté… »

Même si le rapport de cause à effet peut paraître artificiel, je ne suis mis en tête ce jour-là que l’obstination de Frank Shorter à vouloir courir le marathon olympique le 10 septembre 1972, au-delà du drame, de l’éventuelle suspension des Jeux et des débats s’y rapportant fut, sans doute, la plus saine décision qui lui ait jamais été donné de prendre !


Toute la série :
1. Le temps de l’innocence (1972)
2. Un témoin capital (1973)

3. Survivant malgré tout (1991)
4. Vérité et mensonge (2003)
5. Marathon man (2005)

6. Retour aux sources (2016)