Marie-Arlette Carlotti : « Pour frapper les narcotrafiquants, il faut taper dans leur patrimoine »

par Valérie Lecasble |  publié le 12/07/2024

Membre de la commission d’enquête sur l’impact du narcotrafic, la sénatrice PS des Bouches-du-Rhône détaille sa stratégie pour combattre un phénomène qui prend une ampleur inédite en France.

Marie-Arlette Carlotti (Photo by THOMAS SAMSON / AFP)

LeJournal.info : À Marseille, le Rassemblement National est arrivé en tête dans plusieurs circonscriptions. Est-ce en raison de la persistance du trafic de drogue ?

Marie-Arlette Carlotti : Au-delà du narcotrafic, c’est l’insécurité qui fait le jeu du RN. Certes, à Marseille, on a voté pour le Rassemblement National aux élections législatives mais pas beaucoup plus qu’avant. Dans les Bouches-du-Rhône, la gauche a même gagné deux députés à Aix et à Marseille, le RN une circonscription à Aix, mais parce que le désistement républicain n’a pas fonctionné. Plus on s’éloigne du centre-ville, plus le RN obtient des scores élevés, jusque dans les quartiers bourgeois, où l’on constate que les classes privilégiées n’hésitent plus à voter RN. Les quartiers nord, eux, ont voté LFI. D’ailleurs, ses deux candidats, Manuel Bompard et Sébastien Deloglu, ont été élus au premier tour.

Il s’agit de populations en difficulté, préoccupées par leur pouvoir d’achat et par l’insécurité qui rend leur vie quotidienne difficile. Elles sont prêtes à entendre un discours plus radical. Mais à cela a pu s’ajouter un vote communautaire, dans ces quartiers à forte population immigrée, particulièrement pour Sébastien Deloglu, qui s’est fait remarquer en brandissant un drapeau palestinien à l’Assemblée nationale. Enfin, il y a eu un amalgame dû à une forte inquiétude, voire une peur, de la part de la communauté juive de Marseille, la première de France, qui a conspué l’ensemble de la gauche, nous associant tous à la personnalité de Mélenchon.

Alors, le climat de terreur autour du narcotrafic, même s’il n’est pas le seul facteur, encourage le vote pour le Rassemblement National. Il est urgent de faire reculer l’insécurité qui en découle, comme nous le recommandons dans le rapport de la commission d’enquête du Sénat sur le narcotrafic.

Vous insistez sur la protection des familles…

Les familles des victimes sont meurtries, de la perte de leurs proches comme de la stigmatisation à leur égard. Ce sont le plus souvent des mamans qui élèvent seules leurs enfants, qui voient leurs gosses mourir à 15 ans dans des conditions terribles. Certains sont des dealers, mais tous sont des victimes. Au quotidien, ces familles sont confrontées à tous les problèmes, elles ont le sentiment que la République les a abandonnées et que leur quartier est devenu une zone de non-droit. Et il est vrai qu’il n’y a plus de services publics, pas de transport en communs réguliers, et seulement des déserts médicaux. La population fragilisée a besoin d’être rassurée et sécurisée. Si on ne prend pas à bras le corps la question de la sécurité, du trafic de stupéfiants et du trafic d’armes avec les morts qu’ils engendrent, on est à côté de la plaque.

Vous défendez donc les victimes ?

Nous avons vocation à trouver des solutions pour les accompagner. D’autant que ce sont les familles marseillaises qui nous ont incités à apporter des réponses dans la lutte contre le narcotrafic. Comme cette femme qui a vu son gamin se faire tuer au pied de son immeuble, devant sa boîte aux lettres. Depuis deux ans, matin, midi et soir, elle passe devant cette même boîte aux lettres, parce qu’on ne lui a pas proposé de la reloger ailleurs. Cette autre femme qui a appris le décès de son gosse via les réseaux sociaux, l’administration l’a contactée seulement pour l’informer du prix à payer pour les obsèques. Je connais aussi une maman qui a découvert le corps de son enfant brûlé, calciné, par des images terribles diffusées sur les réseaux sociaux.

On culpabilise les familles en les rendant responsables du manque d’éducation de leurs enfants, on menace de leur couper les allocations familiales. Ce ne sont pas les bonnes réponses. Nous avons demandé un rendez-vous au Préfet de région pour que Marseille devienne précurseur dans l’accompagnement des familles, pour les aider à trouver un logement, des assurances, des avocats et une assistance psychologique…

L’objet de votre rapport n’était pas celui-là.

Non, notre rapport est d’abord une alerte face à une situation alarmante dans une France submergée par le narcotrafic et qui risque de tomber sous la coupe des trafiquants. Nous voulons éviter de nous retrouver dans la situation de la Belgique, où journalistes et hommes politiques sont menacés. Ce combat c’est celui de la souveraineté de notre pays.

Le narcotrafic est un business très juteux, qui rapporte 3,5 milliards d’euros par an, peut-être jusqu’à 5 ou 6 milliards, et fait vivre 240 000 personnes. Un seul point de deal à Marseille, dans le 13ème arrondissement, à la Cité des Oliviers, rapporte 50 000 euros par jour. Les trafiquants ont des moyens considérables, se comportent comme une entreprise capitaliste mais qui ne respecterait pas les procédures légales. Ils ont monté un système bien organisé, bien structuré, avec de très gros moyens. Tout est prévu : aller en prison n’est pas grave, cela fait partie des risques du métier. Et s’il y a une saisine de drogue, qu’importe, il y en a tellement sur le marché…

Dès lors, la seule façon d’impressionner les narcotrafiquants, c’est de viser le haut du spectre, de les toucher au portefeuille, de taper dans leur patrimoine. On a fait dans ce sens des propositions pour lutter contre le blanchiment : systématiser les enquêtes patrimoniales des personnes condamnées, demander par ordonnances judiciaires la justification des ressources, recourir plus souvent à la présomption de blanchiment…

Le gouvernement n’a-t’il pas fait des efforts, avec des opérations spectaculaires ?

Les opérations dites XXL visent les petits trafiquants, pas les gros. Et comme vous le dites, c’est du spectaculaire. Mais le bilan des 473 « places nettes » réalisées en 2023 est plutôt décevant. Certes, cela a eu l’avantage de montrer pour un moment le déploiement de la police dans les quartiers. Mais quand Emmanuel Macron est venu à Marseille, le soir même, après son départ, dans les cités HLM, les trafiquants sont revenus avec des affichettes, « Ne vous inquiétez pas, le commerce reprend ». Les petits délinquants ne sont pas l’essentiel du problème. Bien sûr, il faut sanctionner fermement les mineurs délinquants dès la première infraction, mais les considérer aussi comme des victimes, prises dans l’engrenage des mafieux. C’est pourquoi, il faudrait avoir recours à l’infraction pénale de provocation d’un mineur aux trafics de stupéfiants et sanctionner davantage les narcos qui exploitent les « jobbers » ou les « charbonneurs ». Et puis, il y a l’argent facile ! Des très jeunes peuvent toucher 150 euros pour faire le guet, 300 euros pour vendre et entre 10 000 et 40 000 euros pour tuer. Il suffit dans ce cas de répondre à un appel d’offre sur internet.

Oui, mais la plupart sont basés à Marseille…

Cela ne se passe plus qu’à Marseille, le narcotrafic a changé. La drogue est passée de Marseille aux villes moyennes et aux campagnes. Le trafic couvre désormais tout le territoire français sans exclusive. Ce n’est plus seulement l’héroïne, comme à une certaine période, mais la cocaïne, qui s’est normalisée et généralisée. Et bientôt, il ne faudra plus seulement contrôler les ports ou les frontières, car arrivent les drogues de synthèse désormais fabriquées sur notre territoire.

La submersion, c’est ce qu’il faut retenir du phénomène auquel la France est confrontée. C’est pourquoi nous plaidons pour engager un sursaut nécessaire. Les opérations XXL sont spectaculaires, mais il faut taper plus haut, plus fort. L’État a moins de moyens que les narcotrafiquants, qui ont toujours un temps d’avance. Par exemple, on a augmenté les effectifs du Tribunal judiciaire de Marseille de 21% en 2023, mais les règlements de compte ont explosé (+ 91 %).  Nous sommes toujours en retard d’une guerre.

Taper le haut du spectre, comment fait-on ? Ils sont à Dubaï !

Les gros, on les connaît, ils sont identifiés : entre 25 et 50 têtes de réseaux séjourneraient à Dubaï. Mais certains sont aussi au Maroc et d’autres pays encore. Le gouvernement vient de nommer un ambassadeur spécifique à Dubaï pour tenter de les arrêter et les juger, c’est une démarche à développer. Mais ils sont aussi chez nous, dans nos prisons où ils dirigent leur business depuis leur cellule. À l’occasion de la commission d’enquête, une délégation est allée visiter la prison des Baumettes, afin de vérifier l’efficacité des brouilleurs de téléphone. Nous n’avons pas été rassurés lorsque nous avons entendu un narcotrafiquant interviewé en direct depuis sa cellule.

Nous devons aussi lutter contre la corruption de basse intensité, car sans corruption, pas de trafic ! Là encore, on a eu connaissance de tarifs : de 20 000 à 60 000 euros pour acheter un badge de docker, 40 000 euros pour sortir une valise de drogue, 300 à 500 euros pour vérifier l’inscription au fichier des personnes recherchées, de 500 à 2 000 euros pour faire passer un téléphone en prison. Bien sûr, tout cela est difficile à vérifier et nous n’en avons jamais eu la certitude lors de la commission d’enquête. Mais nous sommes convaincus qu’il faut un vrai plan anti-corruption visant à modifier l’organisation du travail, protéger les lanceurs d’alerte, lutter contre l’usage illicite des fichiers de police…

Certains pensent qu’il faut sanctionner plus lourdement les consommateurs.

Je crois, moi, que c’est l’offre qui fait la demande et pas l’inverse. Il y a tellement de drogue qui circule qu’attaquer les consommateurs n’est pas le sujet. On a augmenté les amendes, ça ne sert à rien.  Notre axe est le blanchiment. Il faut suivre les circuits de l’argent, lutter contre les flux financiers issus du trafic et confisquer plus vite les avoirs et ainsi frapper les trafiquants au portefeuille. C’est le nerf de la guerre !

Nous avons aussi travaillé sur d’autres pistes : faire évoluer le statut des repentis, car aujourd’hui il n’est pas efficace. Le Garde des sceaux s’y était engagé. Les deux exemples à suivre sont ceux des Américains et des Italiens, qui ont fait des repentis de véritables collaborateurs de justice. Grâce à l’aide de celui qui est au cœur du système, ils ont réussi à démanteler des réseaux. Il faut adapter la procédure pénale en créant un parquet national anti-stupéfiants, comme il en existe un contre le terrorisme, en spécialisant l’ensemble de la chaine pénale. Et en instituant un dossier-coffre, qui comporterait des éléments de procédures confidentielles afin d’éviter les fuites.

Les contrôles ne servent à rien ?

Les contrôles servent toujours, particulièrement sur les ports. Un accord vient d’être signé entre États européens pour apporter des réponses communes et harmoniser par le haut le niveau des contrôles douaniers en Europe. Aujourd’hui, c’est le port du Havre qui est la principale porte d’entrée de la cocaïne, beaucoup plus impacté que le port de Marseille. Mais nous devons prendre en compte les risques qui pèsent sur les ports secondaires, nouvelles cibles des narcotrafiquants, c’est pourquoi il faut sécuriser les infrastructures portuaires. Seulement 2 à 5 % des containers sont contrôlés dans nos ports : il est urgent que la France apporte dans tous les domaines une réponse à la hauteur de la menace.

Valérie Lecasble

Editorialiste politique