Marseille : une femme disparait

par Thierry Gandillot |  publié le 12/04/2024

Anne Plantagenet livre le récit poignant d’une descente aux enfers depuis les marches de Cannes jusqu’à un parking d’un quartier Nord de Marseille

D.R Le Seuil

Cannes, 15 mai 2018, 15 h 30.  Letizia Storti, ouvrière à l’usine UPSA d’Agen, monte le tapis rouge en compagnie de Vincent Lindon et de quelques figurants d’En Guerre, le film de Stéphane Brizé en compétition.  Vêtue d’un pantalon noir et d’un caraco beige prêté par une boutique agenaise, elle n’a qu’une crainte : tomber en gravissant les marches face aux caméras du monde entier. 

Pendant la projection, Anne Plantagenet, la romancière qui a suivi le tournage d’ En guerre, est assise à côté de Letizia – rang J, fauteuils 24 et 26. Le film reçoit une interminable standing ovation. Le lendemain, Letizia poste une photo de ses pieds couverts d’ampoule : « Cendrillon rentre à la maison !!! Aïe, aïe. Retour au taf demain. Tanti baciii »

Cette montée des marches est le point d’orgue d’une aventure démarrée au premier étage d’un cinéma du centre-ville d’Agen. Letizia, 34 ans de bons et loyaux services à UPSA, alertée par un mail de FO, le syndicat dont elle est l’élue, se présente. Quand Anne la reverra au casting du film suivant de Brizé, Letizia a changé du tout au tout. Elle a grossi, des racines blanches apparaissent dans son carré blond, tout chez elle témoigne d’une grande anxiété ou d’un certain laisser-aller.  Que s’est-il passé ?

Letizia a mal vécu la fin de l’aventure ;  elle ne digère pas qu’En guerre n’ait pas eu la Palme d’or ; à l’usine, elle est jalousée. UPSA a été cédé aux Japonais de Taisho Pharmaceutical Co. et le climat social se dégrade, les vexations se multiplient. Le moral de Letizia, baladée de poste en poste, est en chute libre. Elle n’a pas été réélue. Des idées sombres l’assaillent. Elle se retrouve, pour le pire, dans le scénario d’En guerre.

À la fin du mois de mars 2021, Letizia saute du troisième étage du site d’UPSA. Une chute de dix mètres à laquelle elle survit miraculeusement. En avril, ses avocats déposent une plainte contre X pour «  harcèlement moral, blessures involontaires et, plus généralement, toutes les infractions à la législation du travail ».  La CGT et FO portent plainte également.

Après son passage dans une clinique de Marseille où elle doit réapprendre à marcher, Letizia est placée en hôpital psychiatrique. Ses crises d’angoisses s’accélèrent. Le 31 mai 2022, elle disparaît. On retrouvera le corps trois semaines plus tard derrière un buisson, sur le parking d’un supermarché. Elle n’a pas été agressée. Peut-être s’est-elle posée là, en pleine canicule, tout simplement, cachée de tous et bourrée de médicament, pour se laisser mourir. On ne le saura jamais.

Pour son enterrement, des syndicalistes de FO ont fait le déplacement. Stéphane Brizé est là. Quelqu’un dit : «  Si elle avait été enterrée à Agen, la cathédrale aurait été pleine. »

Disparition inquiétante d’une femme de 56 ans- Anne Plantagenet- Le Seuil- 152 pages- 17,50 euros

Thierry Gandillot

Chroniqueur cinéma culture