« Mettre le long terme au cœur des décisions »

par Bernard Attali |  publié le 31/05/2024

Aucune vision ne semble animer nos dirigeants. Or, sans véritable effort de prospective…

La Cour des comptes européenne vient de fustiger le manque de vision stratégique de l’Union et des États membres en matière d’intelligence artificielle. Mais le constat va au-delà et concerne tous les investissements d’avenir. Nos gouvernants naviguent à la godille, toujours soumis à la dictature de l’urgence.

L’accélération du temps qu’a décrite naguère le philosophe allemand Hartmut Rosa joue plus que jamais dans le monde économique. Sous la pression des crises répétées que nous traversons, les investissements de long terme indispensables à la transition vers la neutralité carbone, à la restauration de la compétitivité et à l’autonomie stratégique de l’Europe sont à la peine par rapport aux besoins et à la traine par rapport à nos partenaires chinois ou américains .

Dans un contexte monétaire marqué par la fin de l’argent facile, les défis qui se multiplient nous confrontent à un mur d’investissement colossal. Dans son récent rapport sur la relance de l’Union des marchés de capitaux, Christian Noyer, ex-président de la Banque de France avance le chiffre de 1000 milliards d’euros d’investissements supplémentaires. Une tâche impossible, sauf à repenser  le modèle de financement, qui repose sur des marchés de capitaux fragmentés, une dette et une création monétaire excessives, et une absence de priorités claires à long terme.

Pourtant l’Europe épargne, et même beaucoup, comme le souligne un autre rapport récent – celui d’Enrico Letta ex-président du Conseil italien. Mais cette épargne demeure liquide (à 80 %) ou s’investit ailleurs, finançant à hauteur de 300 milliards d’euros les rachats américains des fleurons européens… Un comble ! Le constat est accablant. La part des entreprises européennes dans la capitalisation des 100 plus grandes entreprises mondiales est passée de 11 % à 5 % en 7 ans.

Il devient urgent d’inciter les acteurs financiers à corriger cette situation. La mise en place d’une véritable Europe des capitaux devrait créer un environnement favorable aux investissements en actions en Europe par la mise en place des « bons » signaux : un fonctionnement décloisonné des marchés, la simplification et l’amélioration de la qualité des informations disponibles, des incitations (y compris via une taxe carbone) adaptées et des supports adéquats (structures de portage d’investissement de long terme, PEA européen…). Enfin, la politique monétaire pourrait aussi être plus innovante, notamment par la mise en place de taux d’intérêt différenciés pour le refinancement des prêts bancaires alloués aux priorités de la transition.

Mais, les autorités publiques doivent jouer aussi leur rôle : planifier et orienter. Cela suppose, aussi bien au niveau national qu’au niveau européen, un travail de prospective et une remise à l’honneur de la planification. Les économistes les plus « libéraux » en conviennent aujourd’hui. Une véritable transformation de notre société exige des responsables politiques qu’ils sortent de leur navigation à la « godille » pour enfin intégrer une vision à long terme. Je fais partie de ceux qui pensent que la planification n’est pas une idée dépassée, et qu’il faut, au contraire, la réinventer.

Bernard Attali

Editorialiste