Michel Sapin : « Il y a eu une tricherie »

par Valérie Lecasble |  publié le 11/10/2024

Le budget de Michel Barnier pour 2025 est moins optimiste que le précédent qui était mensonger, assène l’ex-ministre socialiste de l’Économie et des Finances. Il fait porter toute la responsabilité de la dissimulation des comptes de la France à Emmanuel Macron, tant le président de la République a souhaité poursuivre jusqu’à aujourd’hui le « quoi qu’il en coûte », ce qui conduit à des mesures injustes.

Michel Sapin, en 2017, alors ministre de l'Économie et des Finances (Photo ISSOUF SANOGO / AFP)

La situation budgétaire de la France a-t-elle déjà été aussi mauvaise ?

La situation est inédite. Déraper à ce point en période de calme, c’est du jamais vu. Ce n’était arrivé ni sous François Mitterrand en 1983, où le contexte était différent puisque l’Europe n’existait pas, ni sous Nicolas Sarkozy qui a dû affronter la crise financière de 2008. Certes, Emmanuel Macron a subi la crise du Covid, mais passer en un an d’une prévision de 4% à un déficit de 6%, c’est une situation gravissime que la France n’avait jamais connue. Elle est d’autant plus grave qu’elle survient dans un contexte d’instabilité politique qui n’a jamais existé non plus.

Comment en est-on arrivé là ?

La crise du Covid, massive et soudaine, a nécessité légitimement des dépenses considérables, que l’on retrouve dans le stock de dettes. C’est une bonne raison mais il y en a trois autres, toutes mauvaises. La première est la volonté continue, dogmatique et irresponsable dont se vante Emmanuel Macron d’avoir baissé les impôts pour un montant annuel de 55 milliards d’euros, surtout au profit des plus riches, sans avoir en contrepartie baissé les dépenses pour rétablir l’équilibre. La deuxième raison est le « quoi qu’il en coûte » qui, au lieu de durer un an, est devenu un mode de vie, une facilité de dépenser qui s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui. La France – c’est-à-dire le président de la République et les ministres – a continué à distribuer les milliards de façon injustifiée. Cela a créé un effet de ciseau, entre une baisse d’impôts non compensée et une hausse continue des dépenses.

Et la troisième ?

C’est la plus embarrassante. On ne peut pas déraper à ce point sans qu’il y ait quelque part une dissimulation, une tricherie. On connaît la facilité, elle est simple : pour boucler un budget compliqué, on prévoit des taux de croissance supérieurs à ceux que l’on peut attendre et on évalue les rentrées fiscales à un niveau dont on sait à l’avance qu’il ne sera pas atteint. C’est ce qui s’est passé : il y a eu une évaluation trop optimiste des rentrées fiscales. Certes, cela peut arriver. Mais là, c’est massif et cela ne peut pas être seulement une erreur. Puisque le président de la République refuse de diminuer les dépenses, on ajoute des recettes. Cela fonctionne jusqu’à mi-2023 mais dès janvier 2024, nous n’avons pas eu les recettes fiscales attendues car la croissance avait été surévaluée et donc les recettes aussi. C’est la responsabilité du président de la République qui a été exécutée par le ministre de l’Économie. Ce qui nous amène à une situation incroyable, où nous empruntons sur les marchés à un taux désormais plus élevé que l’Espagne ou la Grèce.

Les taux d’intérêts étaient alors bas. Le problème s’est-il aggravé depuis ?

Cela ne semblait alors pas grave de s’endetter quand l’argent ne coûtait rien. En 2017, lorsqu’Emmanuel Macron est arrivé, le paiement des intérêts de la dette coûtait 30 milliards d’euros à l’État ; en 2025 ce sera plus du double, soit 61 milliards, ce qui frôle le budget de l’Éducation nationale. Rendez-vous compte : en 2025, la France va devoir emprunter 300 milliards d’euros pour combler son déficit et renouveler ses emprunts passés ! Du jamais vu !

Or le spread, soit l’écart entre les taux longs allemands et français, a doublé depuis la dissolution. Les marchés attendent aujourd’hui de voir si Michel Barnier aura la capacité politique de mettre en œuvre son budget.

Donc il était temps de resserrer les boulons comme le fait Michel Barnier ?

Oui, il était temps de revenir au sérieux budgétaire. Ceux qui pensent comme certains de l’ex-majorité qu’il est possible de rétablir les comptes sans augmenter les impôts sont des zozos, ou ceux qui croient comme LFI qu’on peut le faire sans diminuer les dépenses sont des irresponsables. Je les entends pourtant. Tout redressement passe par un effort qui porte sur les recettes et sur les dépenses. La seule question est celle de la justice des mesures proposées.

Faire payer de façon indifférenciée toute la population,
c’est faire payer les plus pauvres

Ce budget est-il injuste ?

Je ne critiquerai pas la nécessaire augmentation des impôts de 20 milliards, elle aurait pu être plus élevée. Je ne critiquerai pas non plus le fait de faire payer les plus riches et les entreprises qui réalisent plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires.

En revanche, je regrette que les revenus du capital continuent à ne pas être imposés alors que ceux du travail le sont. Même pour les foyers qui touchent plus de 500 000 euros, il s’agit du fruit de leur travail. Pendant ce temps, la flat tax, qui limite à 30 % la CSG et l’impôt sur les revenus du capital des particuliers, ne bouge pas. C’est injuste. De même, j’aurais été favorable au rétablissement d’un Impôt sur la fortune (ISF) intelligent, qui ne sanctionne pas les investisseurs mais touche les rentiers.

La taxe sur l’électricité, qui va rapporter environ 3 milliards d’euros, est aussi injuste. Elle sera indolore ou presque pour les hauts revenus mais elle frappera durement ceux qui ont des salaires modestes. Idem pour le report de six mois de la revalorisation de toutes les retraites. Nous l’avions fait nous-mêmes, mais en instituant un plancher, pour ne pas toucher aux petites retraites. Faire payer de façon indifférenciée l’ensemble de la population, c’est faire payer les plus pauvres.

Il aurait fallu faire un effort crédible, de même niveau mais dans des conditions de justice. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Je parie que la plupart des prélèvements supplémentaires que contient ce budget ne seront pas réservés aux plus hauts revenus.

Les collectivités territoriales ont empilé les couches et embauché 100 000 personnes ?

Je n’aime pas que l’on fasse porter aux collectivités locales la responsabilité du déficit des finances publiques. Elles n’ont pas le droit de faire de déficit. Cela me gêne que l’Etat leur fasse la morale. Je vous rappelle que les dépenses publiques proviennent pour 30 % de l’État, pour 20 % des collectivités locales et pour 50% de la Sécurité sociale, essentiellement en raison des retraites et de la santé. Dans ces deux domaines, on rembourse en empruntant, mais on ne peut pas faire autrement, sinon on serait obligés de frapper durement les retraites et la santé.

Mais c’est une facilité de crier aussi haro sur l’État et les fonctionnaires. Il y a des efforts globaux à opérer, et donc aussi dans les collectivités locales. Mais attention aux communes où les situations sociales individuelles nécessitent des dépenses.

Il y a en réalité davantage de hausse des prélèvements que de réduction des dépenses. Ce budget est-il fragile ou optimiste ?

La Haut Conseil des finances publiques a pointé qu’en réalité, il y a plutôt 30 milliards d’augmentation des prélèvements obligatoires, si l’on additionne aux hausses des impôts les réductions des allègements de charges, notamment celles qui concernent les bas salaires. Alors que la diminution des dépenses n’excède pas 30 milliards. La proportion est donc 50% d’impôts en plus, 50% de dépenses en moins. Les impôts ne toucheront pas seulement les plus riches mais tout le monde, à l’inverse du beau tableau que nous a brossé Michel Barnier.

Ce budget est moins optimiste que les précédents qui étaient mensongers mais dans une telle situation, il est difficile de ne pas parier sur l’optimisme. Aujourd’hui, je ne suis pas encore capable de vous dire s’il va fonctionner.

Qui contrôle la justesse des prévisions ?

La Cour des Comptes effectue un contrôle a posteriori sur l’exécution, qui oblige Bercy à reconnaître qu’on a dérapé. Concernant les projections, certains ont tiré la sonnette d’alarme et Pierre Moscovici, le premier Président, de façon de plus en plus appuyée.

Le trucage dans les prévisions date de 2022 lors de l’élaboration du budget de 2023. En 2021-22, les Allemands et les Espagnols ont fait des efforts importants pour diminuer leur dette, et non la France, où le « quoiqu’il en coûte » a perduré. Mais je ne serai pas de ceux qui chargent Bruno Lemaire de tous les maux. Il y a eu depuis cette date des premiers ministres, dont Gabriel Attal, qui critique aujourd’hui. Venant de lui, c’est scandaleux. Une fois encore, la responsabilité du président de la République est considérable.

La hausse des impôts risque de faire chuter la croissance et revenir le chômage ?

Ces mesures vont avoir un effet sur le pouvoir d’achat des Français les plus modestes.
Il aurait fallu réagir plus tôt quand la France connaissait en 2022 une période de croissance considérable et de créations d’emplois. On aurait alors dû mettre en place des dispositifs de réduction de la dette. On est maintenant à un moment compliqué où il faut bien choisir les recettes et surveiller les dépenses. Ce budget sera récessif s’il casse la consommation des ménages. Or toute mesure injuste a un effet considérable sur la consommation et la croissance.

La suppression des postes d’enseignants, le recul des aides à l’apprentissage et le report de l’allègement de l’impôt sur la production sont des mesures controversées…

La priorité d’un pays doit être la jeunesse car elle porte l’avenir. Supprimer 4 000 postes d’enseignants, ce n’est plus un effort, c’est un massacre.

Les aides à l’apprentissage étaient utiles mais elles avaient trop augmenté. Leur diminution nous ramène à un niveau normal. Cela aura sans doute des effets mais il n’était pas normal que certaines entreprises s’offrent presque gracieusement des apprentis.

Quant à l’impôt sur la production, je comprends que cela soit déceptif pour les petites entreprises. Mais à un moment donné, il faut sortir du schéma où le bon impôt est celui que les autres payent et la mauvaise dépense, celle dont les autres bénéficient.

Propos recueillis par Valérie Lecasble

Valérie Lecasble

Editorialiste politique