Michel Wieviorka : « La mémoire de la Shoah a perdu sa force émotionnelle »

par Jean-Paul Mari |  publié le 12/11/2023

Recrudescence des actes antisémites en France et ailleurs dans le monde, incidence de la guerre Israël-Gaza, rôle des partis, évolution de l’antisémitisme, stratégie du RN, motivations idéologiques de l’extrême-gauche, figure du Juif aujourd’hui, manifestation de ce dimanche 12 novembre… Entretien et décryptage 

Michel Wievorkia - D.R

LeJournal.info Dimanche : Le ministère de l’Intérieur a recensé près de 1 200 actes antisémites depuis le 7 octobre dernier, soit trois fois plus que ceux connus pour toute l’année 2022...

Michel Wieviorka : Ce n’est pas nouveau. On peut y voir bien sûr la projection, sur le sol français, allemand et autres, des drames du Proche-Orient. Depuis le début des années 2000, chaque fois qu’il y a eu un évènement important dans cette région, on assiste à des pics, une recrudescence des actes antisémites. 

LJ.info : Cette fois, cela s’accentue, non ?

– M.V : Oui. Le phénomène passe par les réseaux sociaux, les tags, les graffitis sur les murs, etc. Mais ces actes sont pour l’essentiel, anonymes, à l’exception des chants dans le métro ou de manifestations contre le pass-sanitaire. Le phénomène est donc infra-politique.

LJ.info : Que sait-on des auteurs ?

– M.V : On ne sait pas vraiment tant que le ministère de l’Intérieur n’aura pas communiqué les éléments. On a des soupçons, voire des hypothèses, c’est tout. On sait en revanche que le phénomène n’est pas seulement français, mais il n’est pas partout  identique. Aux États-Unis, où il est virulent, il touche les universités avec un mélange d’antisionisme et d’antisémitisme, et s’en prend aux étudiants et aux universitaires. En Allemagne, on voit défiler des manifestants qui réclament le retour du califat, le tout doublé d’une résurgence du néo-nazisme. Ce n’est pas le cas chez nous.

– LJ.info : La contestation enfle contre l’opération israélienne. On s’émeut sur les musulmans au Proche-Orient. Rarement ailleurs ?

– M.V : Le phénomène se projette sur les victimes en Israël et les Arabes palestiniens, rarement sur les autres musulmans, Ouïghours de Chine ou victimes au Yémen par exemple. Parce que l’enjeu n’est pas l’islam ou le monde arabo-musulman, le problème est bien la question juive et le problème israélo-palestinien. Le phénomène n’est pas seulement français, il est global. En soi, le mouvement n’est pas politique. Pas de grand manipulateur.

– LJ.info : Pas politique ? L’expression ou l’organisation ?

– M.V : Il n’y a pas de force politique, gauche de la gauche ou ultra-gauche ou RN qui structure ces actes et les ramène à un identifiant de la cause palestinienne ou islamiste, ou les deux à la fois. Il n’y a pas d’acteurs politiques structurés, organisés, qui mettent cela en jeu. Pas de grand manipulateur.

– LJ.info : Donc, LFI pas coupable ?

– M.V : Il faut distinguer de ce phénomène – les actes antisémites – les propos et les discours au sein de LFI. Certes, il y a des ambivalences, des dérapages plus ou moins contrôlés de certains membres de la France Insoumise, mais c’est autre chose.

– LJ.info : Avec un autre but ?

– M.V : Oui, il s’agit d’un calcul stratégique et politicien, porté explicitement par des responsables de LFI, dont  l’antisionisme est proche de l’antisémitisme. L »hostilité contre les Juifs ou Israël s’est déclarée de manière virulente à l’occasion des bombardements à Gaza. Ce qui s’est passé,  le 7 octobre, les 1 200 victimes du Hamas, le terrorisme, la cruauté, la barbarie des évènements… tout cela a été  gommé,  quasiment effacé. Ceci est extrêmement grave. On est donc dans l’idéologie politique.

Lire aussi : L’antisémitisme, le socialisme des imbéciles, par Laurent Joffrin
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– LJ.info : Et du côté du Rassemblement National ?

– M.V : Malgré les déclarations répétées de Marine Le Pen et de Jordan Bardella, malgré tous leurs efforts institutionnels pour se présenter comme un  bouclier contre l’antisémitisme, lié d’ailleurs à leur combat contre l’immigration et l’islam, il existe en France un antisémitisme d’extrême-droite qui n’a pas disparu. Cet antisémitisme, présent dans l’appareil à la base du parti, ne peut qu’évoluer… lentement. On n’inverse pas le cours d’un paquebot aussi énorme en trente secondes.

– LJ.info : Sans compter les éléments extrémistes à l’extérieur du parti…

– M.V : Oui, il reste des néo-nazis, des skinheads et autres groupuscules qui, eux, ne bougent pas et restent résolument hostiles aux Juifs. Ils sont de possibles auteurs d’actes antisémites. Et pourtant cet univers-là n’est pas nécessairement antisioniste. Vous savez, l’étrange est qu’on peut être antisémite et… se réjouir de l’existence d’Israël. Quand Donald Trump a  déplacé l’ambassade américaine à Jérusalem, il y avait dans la délégation des représentants d’églises protestantes qui sont à la fois antisémites et, pour des raisons religieuses, favorables à l’État d’Israël. C’est une extrême-droite non institutionnelle.

– LJ.info : Et dans ce qu’on appelle plus largement le public ?

– M.V : Là, c’est ce qu’on peut qualifier de « public Dieudonné », une force diffuse qui dénonce le non-respect de la liberté d’expression contre « l’obstacle juif » et le contrôle de l’opinion négationniste, mais, en même temps, défend le droit au blasphème pour les musulmans. Le « public Dieudonné » est au carrefour du complotisme.

En parlant d’humour, dans mon dernier livre, je montre comment, dans les années 1970, il y avait un espace pour l’humour juif, de Woody Allen à Popeck. Cet espace s’est réduit, ainsi que la bienveillance envers les Juifs. Pour devenir un mélange non agressif, mais plutôt distant, fait d’animosité et surtout d’indifférence.  

– LJ.info : C’est la fin du Juif comme figure de la victime absolue ?

– M.V : Cette figure-là est relativisée. En France et aux États-Unis, dans les années 1970, quand on a découvert l’Holocauste, la Shoah, ce fut la sidération. C’est fini. La Shoah, institutionnalisée a perdu sa charge émotionnelle. La mémoire s’est dissoute au profit de l’Histoire. Avec la disparition des derniers survivants et de leurs témoignages, elle a perdu cette force affective de sidération. La génération actuelle a désormais un rapport historique à la Shoah, pas mémoriel. Se présenter à la tribune de l’ONU avec une étoile jaune, comme l’a fait le représentant d’Israël, est une erreur stratégique. Cela ne veut rien dire. Plus d’impact.  

– LJ.info : Vieux débat à trancher : l’antisémitisme est-il un phénomène à part ou un sous-ensemble du racisme ?

– M.V : Ah ! Voyons. Et bien les deux à la fois… Pour un historien, il faut distinguer un phénomène unique, qui a 2 000 ans d’épaisseur. Et pour un sociologue, le phénomène de l’antisémitisme est le même que celui du racisme, puisqu’on utilise les mêmes outils d’analyse. Donc, selon la perspective, les deux phénomènes sont distincts ou ne font qu’un.

– LJ.info : Comment est-ce que vous, sociologue, caractériseriez l’évolution de l’antisémitisme aujourd’hui ?

– M.V : Par quatre remarques. D’abord, par un déplacement vers les populations issues de l’immigration en particulier celles venues du monde arabo-musulman. Ensuite, par la montée de l’indifférence.  Et aussi, par le fait que l’hostilité envers les Juifs n’a pas fondamentalement changé du côté de l’extrême-droite. Enfin, par une évolution qui suit assez largement le phénomène global. En clair, on ne peut pas séparer ce qui se passe en France des évènements au Proche-Orient. L’assassinat de Rabin en 1995 a marqué la fin de l’espoir. Celui d’une solution négociée et acceptée. D’où les tensions en France qui se développent. On ne peut pas séparer les deux registres.

– LJ.info : D’où les actes antisémites avant même le début des bombardements sur Gaza ?

– M.V : Oui. Cela tient à une histoire qui a son épaisseur. Son activation en France affecte différents milieux qui convergent dans la haine du Juif.

– LJ.info : Qui en porte la responsabilité ?

– M.V : Un, la politique de Netanyahou est criminelle. Deux, Israël est une démocratie : Netanyahou n’est pas un dictateur, il a été élu. C’est la société israélienne qui est malade. Mais elle n’est pas la seule responsable.

– LJ.info : Avez-vous noté des actes anti-arabes ?

– M.V : Je ne vois pas de conditions favorables à ce genre d’actes, hors la discrimination et le racisme ordinaire. Des groupuscules à l’extrême-droite peuvent commettre des actes, mais isolés et qui échappent à la force politique du RN. Ce parti tient à sa stratégie législative pour obtenir des mesures anti-immigration et le contrôle du monde de l’islam et à une logique de « respectabilité » qui fonctionne.

– LJ.info : Ne pas confondre islamophobie et antisémitisme ?

– M.V : C’est totalement différent. L’islamophobie est la hantise d’une religion, l’islam. L’antisémitisme est la haine des Juifs désignés comme une race. Quand on dit juifs pour la religion, on met un j minuscule. Quand on parle du peuple ou de la nation, on l’écrit avec un J majuscule.

– LJ.info : Fallait-il manifester ce dimanche avec le RN, héritier de Jean-Marie Le Pen ?

– M.V : C’est un évènement métapolitique. La question est de savoir si on lui donne un sens politicien ou un sens moral. Cela va au-delà du RN comme parti. On peut s’en tenir à distance, mais la principale expression des valeurs démocratiques et morales va bien au-delà du simple jeu politicien.

Propos recueillis par Jean-Paul Mari

Michel Wiervorkia, Sociologue. Dernier ouvrage : « La Dernière Histoire Juive – Âge d’or et déclin de l’humour juif » (Denoël, 2023)

Jean-Paul Mari