Miquel Barceló : petits carnets d’un peintre géant
Plongée initiatique dans l’œuvre colossale du peintre catalan, au sommet de l’art contemporain, qui gratte, peint, dépeint, efface et brûle, à la recherche constante de la Vérité de l’œuvre
Avec Anselm Kiefer et Gerhard Richter, Miquel Barceló forme le trio des géants de l’art contemporain. Né à Felanitx (que le « jeune homme prétentieux » écrivait Felannietzsche), le Majorcain a construit une œuvre colossale qui a très vite rencontré un succès phénoménal. Au point qu’à l’âge de 27 ans, il ressent la nécessité de fuir au Mali, pays dont il ignore tout, pour échapper, dit-il, à cette « danse des marchands », qui l’asphyxie.
Cette fuite transsaharienne aboutira à une rencontre décisive, celle de l’Afrique qui, depuis, nourrit son œuvre. Il y passe de nombreux mois, à plusieurs reprises – Gao, Mopti, Gogoli, Ségou – y installe des ateliers, lance des expéditions sur le fleuve Niger…
Ce livre exceptionnel publié dans la collection Traits et Portraits du Mercure de France, l’artiste a mis vingt ans avant de se décider à le construire, répondant à l’amicale suggestion de Colette Fellous. Il s’appuie sur des centaines de carnets où l’écrit se mêle aux dessins, aux aquarelles, aux réflexions du jour, souvent poétiques, aux listes d’auteurs lus ou à lire, aux chiens qu’il a eus, aux poissons qu’il a chassés… ou peints. Chez les Dogons, il y a toujours, dit-il, une cachette qui est une cachette dans une cachette. « Ma peinture s’est nourrie de ça. Mes carnets sont une sorte d’enquête là-dessus, on retrouve la divination, la cosmogonie. »
Nager, peindre et lire est le triptyque de son existence. De la vida mía est une plongée en apnée, sport qu’il pratiquait dans sa Catalogne rurale authentique – c’était avant qu’elle ne soit ravagée par le tourisme de masse. « Mon village était très semblable en 1957 à celui de 1857 et pas très différent de celui de 1757. Par contre, en 1982, rien n’était plus pareil, ça change plus en vingt ans qu’en deux siècles. (…) La peinture est liée à l’enfance. J’ai souvent l’impression qu’en peinture, j’avais fait à dix ans à peu près tout ce que j’ai refait ensuite et que je refais encore. »
Ce beau livre, abondamment illustré, est autant une plongée initiatique dans l’univers de Barcelo qu’une réflexion sur l’intensité de l’acte de peindre, voire de dépeindre. Il va du plus petit des objets éparpillés dans ses divers ateliers de Paris, de Majorque ou du Mali, aux céramiques d’argile fabriquées selon les techniques ancestrales des femmes Dogons. Il va des toiles immenses aux gigantesques sculptures pesant des tonnes comme cet éléphant en bronze de huit mètres de haut et de cinq tonnes dressé sur sa trompe.
Il va des fresques immenses de la chapelle de la cathédrale de Palma à la coupole de l’ONU à Genève : 1600 mètres carrés d’où pendent des stalactites multicolores ayant nécessité cinq cents tonnes de peinture projetées grâce à une machine spectaculaire capable de cracher 1000 litres par minute à 16 mètres de hauteur !
Entre autres réflexions sur l’art, Barcelo note qu’il y a deux sortes d’artistes : ceux qui grattent – Picasso, Rembrandt… – et ceux qui ne grattent pas. Lui, gratte jusqu’à ce que surgisse la Vérité de l’œuvre. Ou pas. Auquel cas, il la dépeint, l’efface ou la brûle.
Miquel Barceló. De la vida mía. Mercure de France, 255 pages, 35 euros