Mohammad Rasoulof: le miracle de Cannes
Journal de bord d’un festivalier ordinaire. Cannes au jour le jour par notre envoyé spécial sur la Croisette
La polarisation du monde n’a pas crevé la bulle cannoise comme certains le craignaient, aucun incident notable n’est à déplorer de ce côté, néanmoins on est loin des vœux pieux de Thierry Frémaux, le délégué général du Festival qui rêvait d’une édition « joyeuse, pacifique et pacifiée ».L’idée romantique que le cinéma pouvait être rassembleur n’a jamais parue aussi naïve que cette année.
Impossible d’engager la moindre débat avec tel journaliste de Tel-Aviv, persuadé que si aucun film israélien n’a été sélectionné cette année à Cannes, c’est parce que le Festival de Cannes est anti-Netanyahou. Impossible de raisonner les envoyés spéciaux arabes, scandalisés eux par la programmation du documentaire de Yolande Zuberman, La Belle de Gaza, ballade nocturne mélancolique avec les transsexuels palestiniens qui viennent trouver refuge en Israël.
Et les critiques arabes furent tout aussi dépités par l’autre film « sur la Palestine » projeté dans le cadre de la Quinzaine des Cinéastes, « Vers un pays inconnu », premier long métrage de fiction de Mahdi Fleifel, cinéaste palestinien émigré au Danemark.
Ce film malin et efficace suit deux jeunes cousins palestiniens bloqués à Athènes après avoir fui leur camp de réfugiés au Liban. Pour rejoindre l’Allemagne, pays plus accueillant, et reconstruire leur vie, les deux cousins Chatila et Réda sont prêts à tout : vol, trafic, prostitution, allant jusqu’à arnaquer d’autres exilés fuyant les misères et les guerres de la région, leurs frères syriens fraichement débarqués…
Les autres festivaliers venus d’ailleurs sont tout aussi marqués par les factures du monde. La ballade de Limonov, l’adaptation du récit d’Emmanuel Carrère ? Pour les uns, un film de propagande anti-russe réalisé par un dissident chouchouté par l’Occident, pour les autres, un film douteux car Kirill Serebrennikov a trappé les épisodes de la guerre en ex-Yougoslavie et le rapprochement du sulfureux Limonov avec Poutine. Anora la tonitruante comédie de Sean Baker ? Encore un film anti-russe selon certains.
The Apprentice d’Ali Abbasi ? Une charge caricaturale, fomentée par les anti-Trump en vue des élections américaines ? Même au jeu des pronostics, la planète Cannes était divisée entre deux camps irréconciliables. Pour Bird, le film social ( ou misérabiliste ? ) de la Britannique Andréa Arnold ou pour « Emilia Pérez » la réjouissante comédie musicale (ou l’opportuniste film trans-genre) du français Jacques Audiard, avec ses improbables narcotrafiquants mexicains ?
Et puis le dernier jour est arrivé le film qui a réconcilié tout le monde avec tout le monde et chacun avec soi-même. Encore plus puissant que le mistral qui menaçait les fêtes de clôture, Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof a tout balayé sur son passage. Nos certitudes et nos doutes, nos coups de cœur et nos coups de gueule d’avant. Poignant et éminemment politique, cette charge contre le régime des Mollahs est d’abord un grand moment de cinéma, plus hitchcockien que le meilleur film d’Hitchcock, ce film vient rappeler que le cinéma iranien reste encore un des plus inventifs du moment, et autant le préciser Les Graines du figuier sauvage n’a rien à voir avec ces films bourrés de bonnes intentions venus du Sud quémander la pitié ou la protection du « monde libre ».
Mohammad Rasoulof a dû se résoudre à quitter clandestinement l’Iran pour échapper aux tribunaux de la dictature théocratique. Il a réussi ainsi à sauver et sa peau et son film. L’Histoire retiendra qu’il a aussi sauvé le 77 ème édition du festival de Cannes. La palme de demain lui appartient.