Moldavie : au pays du doute
À Chisinau, on doute, on attend, on se méfie et on garde un œil pragmatique et désabusé sur la Transnitrie pro-russe trop proche et ce conflit en Ukraine dont on ne voit plus ni l’intérêt, ni l’issue, mais qu’on redoute… Reportage
La Moldavie a entamé un processus d’adhésion à l’Union européenne. Ce petit pays, le troisième plus pauvre d’Europe, qui parle russe et roumain, observe avec attention et pragmatisme la marche de la guerre en Ukraine. Chisinau, la capitale, est à 45 minutes à peine de la frontière avec la Transnistrie, état autoproclamé, où vivent 300 000 habitants, moldaves, russes et ukrainiens. Dans cette région stationnent les restes de la 14ème armée de la Russie. À bout touchant de la Moldavie. « Je connais beaucoup de personnes qui ont leur valise prête pour le jour où Poutine gagnerait la guerre chez nos voisins ukrainiens », dit un intellectuel francophone.
« La Russie va gagner bien sûr. Combien d’habitants en Ukraine et combien dans l’autre camp ? »
À l’université de Chisinau, comme dans les milieux économiques, le son de cloche est très différent de ce que l’on s’imagine en France. L’opposition à la Russie est modulée par une forme de fatalisme : « La Russie va gagner bien sûr. Combien d’habitants en Ukraine et combien dans l’autre camp ? », dit une professeure de français. « J’ai pensé à partir lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, mais je pense maintenant que Poutine a pris son temps. Il l’emportera. Mais je ne vais pas faire comme tant d’Ukrainiens qui ont quitté leur pays pour finalement… y retourner ». Pragmatique, donc..
Dans cette ville aussi agréable que méconnue qui connaît elle aussi en ce mois de novembre des températures trop chaudes, des élections municipales viennent d’avoir lieu. À Chisinau, la capitale, le maire, Ion Ceban, que l’on dit éloigné politiquement de Maia Sandu, la présidente du pays, a été réélu au premier tour. Rien de contradictoire, disent les diplomates, il a refait les trottoirs et la ville est propre. Ici, on vote en fonction de ce qu’on voit.
Rumeurs inquiétantes
La Moldavie a pourtant du cœur et a contribué à accueillir les réfugiés ukrainiens au moment de l’invasion russe. Mais aujourd’hui, l’heure est aux rumeurs inquiétantes. La confiance en Zelenski s’effriterait dans l’armée et même dans son propre état-major. Les Ukrainiens eux-mêmes seraient bien moins enthousiastes qu’au début des combats. Le prix de la guerre serait trop lourd. Souffrir, mourir pour Donetsk ne serait pas une option. L’Ukraine elle-même ne ferait plus figure de modèle. « En quoi est-ce un peuple unifié ? », interroge une retraitée francophone, pro-européenne par ailleurs. Entre Lviv, anciennement polonaise et prussienne, Odessa, le Donbass et la Crimée, on doute fort à Chisinau d’un sentiment commun d’appartenance.
À cela s’ajoute une confiance très relative en l’Europe et les États-Unis : « Si Trump est élu, c’en est fini de l’aide à l’Ukraine, et même si c’est Biden … », diagnostique un écrivain. « Combien de temps vos opinions publiques vont-elles soutenir l’effort de guerre que vous apportez à l’Ukraine, alors qu’il n’est même pas suffisant aujourd’hui à faire gagner le camp que vous défendez pourtant », dit un homme d’affaires moldave proche des milieux politiques. Conclusion : « Vous allez vous lasser, nous, on devra s’adapter. Cela fait une grande différence, non ? »
« Pourquoi nous, les Moldaves, aurions-nous envie un jour d’être entrainés dans une guerre ? Les Russes, on connaît, merci ! »
L’argument est imparable. Certains sont convaincus que si on laisse le Donbass, Donetsk et Louhansk à la Russie, la guerre s’arrêterait. Statut quo. Est-ce si cher payé pour la plupart des Ukrainiens, et même pour les régions concernées, russophones par ailleurs ? Ici, on en doute. Quant à la Crimée, les Moldaves aiment avancer l’hypothèse de son indépendance.
Compromis territorial
La Moldavie, pourtant, ne capitule pas. Six chaines de télévision considérées comme autant d’outils de propagande russe sont désormais interdites. «Généralement je suis pour la liberté, mais là j’ai du mal à être en désaccord », dit un professeur, Plus de télévision russe, qu’importe ! Le public consulte les réseaux sociaux. « Ce qu’on y voit est effrayant. Des table-ronde sans contradicteurs qui crient au nazisme des Ukrainiens », dit une femme. Avant d’ajouter en aparté, qu’elle verrait bien un compromis territorial avec les Russes : « Les Ukrainiens ont quitté leur pays en masse pour ne pas aller au combat. Les femmes sont revenues mais pas les hommes en âge d’être incorporés. Pourquoi nous, les Moldaves, aurions-nous envie un jour d’être entrainés dans une guerre ? Les Russes, on connaît, merci ! ».
Chez les intellectuels, le ton est différent : « Est-ce que vous vous rendez compte, vous les Européens, qu’aider l’Ukraine, c’est se battre pour notre avenir à tous, et aussi pour vos valeurs ?, interroge une dame entre deux âges. Si Poutine gagne, il viendra prendre la Moldavie, les pays baltes, la Hongrie, la Pologne, il ne s’arrêtera pas. »
« Est-ce que vous savez en France que Poutine est mort ?«
Elle ne semble pas convaincre grand monde, surtout les jeunes, qui restent réservés. Ils savent que leurs parents sont encore fiers d’avoir été des pionniers sous le régime soviétique. « Elle n’aime pas quand on parle de ce sujet », glisse une femme âgée en parlant de sa fille. La peur de la surveillance.
Alors, Chisinau se prend à rêver : « Est-ce que vous savez en France que Poutine est mort ? , glisse un homme. Comment ça, la nouvelle n’est pas arrivée jusqu’à Paris ? ». Depuis un mois, l’information circule largement en Moldavie. On vous assure que l’homme que l’on voit sur les images serait un sosie, un simple avatar. « D’ailleurs, le pouvoir russe ne dément pas, c’est un signe. » Autour de lui, les autres acquiescent. Et si Poutine est mort, qu’est-ce que cela changerait ? « Ah !, dit l’homme, déconcerté, Rien. C’est son avatar qui gouvernera. »
En Moldavie, petit pays aux confins du continent européen, ballotté par les invasions, les occupations et les changements de régime, jamais épargné par l’Histoire, on se bat et on attend, philosophe. Décidé à survivre.