Alexeï Navalny : un opposant mort debout

par Emmanuel Tugny |  publié le 16/02/2024

Vladimir Poutine ne se cache plus pour éliminer ceux qui le gênent 

L'opposant russe emprisonné Alexei Navalny sur un écran vidéo depuis la colonie pénitentiaire IK-3, située au-dessus du cercle arctique. Le leader de l'opposition russe Alexei Navalny, décédé le 16 février 2024 dans la colonie pénitentiaire arctique, purgeait une peine de 19 ans -Photo de Vera Savina / AFP

J’ai rencontré Alexeï Navalny à Ekaterinbourg à l’automne 2011. J’ai écouté un être intense, à la fois profondément nationaliste et épris de liberté, d’État de droit, de vertu républicaine, d’Europe et même d’OTAN, épris de tout cela jusqu’au lyrisme, aux contagieux éclats de rire : un Russe.

Il est mort à 47 ans dans un bagne sibérien de Iamalie, « Loup polaire », au-delà du cercle arctique, au cœur de la toundra. Il fut l’opposant le plus tenace de Poutine : blogueur forcené, lanceur d’alerte inspiré par Julian Assange, il fustigea sans peur ni relâche la corruption de l’oligarchie mafieuse patiemment installée au pouvoir en Russie par l’ex-colonel du KGB.

Avocat en 1998, il se voit interdire de pratiquer en 2013, suite aux conclusions d’une commission à charge qui l’accuse de détournements de fonds dans le cadre de ses activités de conseiller du gouverneur de Kirov. Il est candidat à la mairie de Moscou en 2013, à l’élection présidentielle de 2018 et s’oppose au referendum constitutionnel de 2020 qui garantit de fait le maintien au pouvoir ad libitum de Poutine. Il est d’abord condamné à du sursis pour l’affaire de Kirov et pour un étrange contentieux qui l’oppose à la filiale russe d’Yves Rocher.

Mais l’homme ne vient pas à résipiscence, il harcèle le pouvoir : les jugements initiaux sont alors cassés par une Cour suprême aux ordres et, retour de Berlin où il est soigné après son empoisonnement par le FSB, le trublion est d’abord condamné à trois ans et demi d’internement en 2021 puis, en 2022, par visioconférence, à neuf ans. Ce n’est pas assez : il doit répondre à l’été 2023 de l’accusation… « d’extrémisme ». Il écope de 19 ans d’internement. Son sort est scellé.

Incarcéré à Pokrov, au nord-est de Moscou, il disparaît des radars fin 2023 et réapparaît en Iamalie, en un improbable « Pitchipoï » glacé, campagne perdue que semblent hanter les esprits de Chalamov ou de Soljenitsyne, hâve mais toujours hâbleur !

Poutine continue à singer ses sinistres devanciers, tyrans blancs ou rouges. Mais il paraît éprouver de moins en moins le besoin de se cacher pour le faire : une ubris impudente, paradoxalement fondée sur le demi-échec ukrainien qui emporte une génération de jeunes Russes, semble le conduire à ignorer toute limite. Même ses opposants les plus falots, Nadejdine en tête, se voient empêcher de tempérer une marche en avant qui ne doit certes pas qu’à lui, mais aussi aux faiblesses de ses proies. L’Ubu du Kremlin voit chaque jour davantage sa doxa obscurantiste gagner le globe, s’y imposer en nouveau parangon.

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Il gendarme le monde, l’inspire, prétend le pacifier, le décoloniser, en parfait Raminagrobis, en Tartuffe contempteur d’un occident lascif. Il semble même contaminer cette Europe des Lumières à qui son pays doit tant et dont la réaction est d’autant plus molle que son allié américain s’offre à son clone grotesque, qu’elle cède à ses « proxys » Orban, Fico, qu’elle a, aveugle au réel, voulu croire égoïstement à l’éternité de la paix, à la fin de l’Histoire et à l’individualisme consumériste comme terme assuré de la marche humaine…

Alexeï Navalny est mort en martyr. Et, comme européen, je ne puis pas ne pas me sentir comptable de ce martyre.

Emmanuel Tugny

Journaliste étranger et diplomatie