Nathalie Latour : « Il y a une France qui ne fête pas Noël »

par Jean-Paul Mari |  publié le 23/12/2023

Les Français réveillonnent dans la joie. Pas tous. Pour neuf millions d’entre eux, près de 15 % de la population, les fêtes de fin d’année, les grands repas familiaux ou les cadeaux pour les enfants restent toujours interdits. La directrice de la Fédération des Acteurs de la Solidarité dresse le portrait de cette France qui souffre

Nathalie Latour, directrice générale de la fédération des acteurs de la solidarité.

– LeJournal.info : Qui sont ces Français qui ne peuvent pas fêter Noël ?

– Nathalie Latour : On sait aujourd’hui qu’il y a 14,5 % de la population, soit un peu plus de 9 millions de personnes, qui sont en situation de pauvreté monétaire, en clair, avec un revenu de 1128 € par mois. Au-delà de cet indice monétaire, il y a un autre indice, qui concerne encore plus de personnes, c’est l’indice de privation matérielle et sociale. En ce moment même, avec l’impact de l’inflation et de la hausse du prix de l’énergie, en 2022 et 2023, la dégradation est nette.

Comment se traduit concrètement cette « privation matérielle et sociale » ?

– C’est simple : ne pas pouvoir s’acheter de vêtements neufs, n’avoir qu’une seule paire de chaussures, ne pas pouvoir inviter à déjeuner des amis ou des proches, ne pas pouvoir se chauffer correctement, l’impossibilité de manger régulièrement de la viande et , bien sûr, ne pas avoir de loisirs payants. Il faut en permanence faire des choix douloureux entre deux dépenses indispensables.

– Le plus cher ?

Le logement, bien sûr, qui a considérablement augmenté. Encore faut-il avoir un logement ! Pour les Français les plus modestes, il avale 42 % de leur budget mensuel. Et, pour les pauvres, on atteint… 65 % de leur budget ! Reste ensuite à payer les assurances, les factures d’électricité et de gaz, le transport, l’essence pour aller travailler, etc. , quelle est la part qui vous reste pour… fêter Noël ?

Le premier problème pour de plus en plus de gens est de manger. Vous avez entendu les alertes successives des associations d’aide alimentaire, comme les Restaurants du Cœur ou le Secours Catholique, qui parlent d’une augmentation de la demande de 30 à 40 % en 2023, au moment même où les charges, les matières premières, et l’énergie ont considérablement augmenté. En 2020, on en était – déjà ! –  à près de 7 millions de sollicitations. Aujourd’hui, ils doivent refuser du monde.

– Qui sont le plus durement touchés ?

– Les jeunes et les familles monoparentales, les femmes avec des enfants. La pauvreté monétaire touche 32 %, un tiers, des familles monoparentales. La Fondation Abbé Pierre a pointé en un an une augmentation de 35 % des femmes qui se retrouvent à la rue et, à la rentrée scolaire, nous avons recensé 2800 enfants qui dorment dehors.

– Pourquoi ce bond ?

– Pendant le Covid, on a protégé les gens. Mais après, avec l’inflation et la hausse de l’énergie, tout s’est dégradé en 2021 et l’INSEE a établi qu’il y avait 500 000 personnes, un demi-million de Français, en situation réelle de pauvreté. Voilà pour les statistiques… qui sont toujours en retard sur la situation réelle !

– « Pauvres »… tous ne sont pas au même niveau de difficulté ?

En effet. Il y a 5 % de la population qui dort dehors, à la rue, ou hébergée ici ou là, dans leur voiture, sous les métros parisiens, des baraques de chantier ou des parkings souterrains. Et l’entraide traditionnelle entre amis – je t’héberge une nuit sur mon canapé – n’est plus possible, parce que tout le monde souffre de plus en plus. Et cela touche même des travailleurs pauvres qui n’ont plus le moyen de trouver un toit. Le SAMU Social, le 115, refuse aujourd’hui 6000 appels de gens qui disent : « je ne sais pas où dormir cette nuit. Aidez-moi ! » Pour eux Noël… c’est d’abord dormir à l’abri.

– Et les autres ?

Les autres ont bien un logement, qui leur coûte énormément, loyer, charges, assurances, plus la cantine des enfants et l’essence… bref tout ce qui est obligatoire et permet de survivre et de travailler. A l’heure des fêtes, de vrais repas, des cadeaux, d’un sapin, de l’achat d’un vêtement, de la convivialité n’est pas possible. A l’heure des privations, avec un revenu de pauvreté de 1128 € pour une personne seule, pour une femme de ménage, un livreur à temps partiel. Et quand il ne vous reste plus en poche que 10 ou 30 euros, il faut choisir, mathématiquement, entre un cadeau et un repas familial. Et même pour ceux qui touchent un SMIG à 1350 € net, imaginez une famille de quatre personnes dont deux enfants, les vacances, un grand repas, un cinéma ou une expo… c’est domaine du rêve !

– Est-ce que ceci, notamment le logement, n’est valable que pour Paris et les grandes villes ?

– Certainement pas. Tous les territoires sont touchés. De la Seine-St-Denis à l’Outre-mer, de l’Aube aux Pyrénées-Orientales, en milieu rural notamment, isolé, où la voiture, donc l’essence est indispensable. Vous savez, toute la France est affectée par cette dureté à vivre. Les privations, l’anxiété, conduisent à la dépression, notamment chez les jeunes. Sur 9200 suicides par an, la part des jeunes est passée de 11,7 % en 2017 à 20,8 % en 2020. C’est énorme. Le pire est que 32 % des gens qui auraient droit à une aide ne la réclament pas. Parce qu’ils savent qu’ils y ont droit, ne savent pas comment procéder ou ont tout simplement… honte de demander.

– Que faudrait-il faire, immédiatement ? Quelles mesures vitales ?

– Cibler les aides. Comme on l’a fait pour la prime de Noël aux familles nécessiteuses. Et pas comme le bouclier énergie qui a bénéficié aux plus aisés. Donc, ne pas augmenter les inégalités. Et revaloriser les prestations familiales à hauteur de la forte inflation, ce qui a été fait en 2022 mais pas en 2023. Et construire d’urgence des logements sociaux ! On n’en a jamais construit aussi peu. La fin du « Quoi qu’il en coûte » ne peut pas toucher les plus fragiles !

– Quel est l’effet de cette crise sur les associations et les acteurs sociaux ?

– Terrible. Ceux qu’on a applaudis aux balcons pendant le Covid, aides-soignants, infirmières, travailleurs sociaux, sont eux-mêmes devenus précaires. Et ils s’en vont. Trente pour cent des postes ne sont pas pourvus dans le secteur social. Résultat, il y a plus demandes d’aide et moins de personnel, moins de moyens pour aider. L’année 2023 a été très rude. Qu’en sera-t-il de 2024 ?

– On n’avance pas ?

– Non. La France est en train de perdre la bataille contre la pauvreté.

Nathalie Latour est Directrice Générale de la FAS ( Fédération des Acteurs Sociaux) qui regroupe 900 associations dont notamment Emmaüs, Abbé Pierre, Secours Catholique, SOS Solidarité, Banques alimentaires, SAMU Social,etc.

Jean-Paul Mari