Ne pas « trumper » les Français
Ce qui est advenu aux États-Unis peut survenir demain en France. Le devoir des partis républicains est de comprendre l’offre populiste pour la combattre. À force de parler à des catégories de citoyens comme à autant de clientèles électorales à conquérir, on finit par perdre le contact avec le peuple.
PAR BERNARD CAZENEUVE
Donald Trump sera donc le 47e président des États-Unis. Sa victoire est sans appel. À la différence de 2016, elle n’a pris personne par surprise, ni Trump lui-même, ni les Américains. Le reste du monde s’attendait à son retour, même si dans les sociétés civiles, nombreux sont ceux qui ont espéré pouvoir l’éviter, en redoutant ses effets sur la paix, la lutte contre le réchauffement climatique, les droits de femmes ou le respect des principes de l’État de droit.
Celui qui avait surgi, il y a huit ans, comme un accident démocratique apparaît désormais comme le révélateur d’un mal qui ronge la démocratie de l’intérieur : le divorce profond du peuple et de ses élites déconnectées. Le président élu est majoritaire parmi les grands électeurs. Il l’est aussi en suffrages exprimés alors que le vote démocrate a perdu dix millions de voix en quatre ans. Rien de tout cela ne procède d’une exception américaine. Le réalisme nous dicte de reconnaître que le nationalisme conservateur et autoritaire a progressé par les urnes, dans de nombreux pays européens, au cours des dernières années.
Ces victoires, ces poussées de fièvre puisent aux mêmes sources des deux côtés de l’Atlantique : la colère croissante des peuples gronde depuis longtemps, notamment celle des catégories populaires et des classes moyennes, exposées aux dégâts de trente ans de désindustrialisation. Elle n’est pourtant que rarement entendue et comprise. Dans les démocraties occidentales, des millions de citoyens vivent ou redoutent le déclassement accéléré par la vie chère. Il en résulte une défiance de plus en plus grande envers l’État normatif et les élites.
Ce climat délétère nourrit les solutions simplistes aux dérèglements du monde. On se prend ainsi à croire que la paix serait possible en « 24 heures chrono », au prix d’une confusion avec la capitulation face aux régimes autoritaires qui ont le vent en poupe. La désinformation, activement alimentée par les réseaux sociaux, et soutenue par les plateformes de la Tech, interrogent plus agressivement les nations, comme communauté politique : la montée des communautarismes et la quête d’identité se substituent au désir de vivre ensemble, dans l’adhésion à l’universalisme et à ses valeurs. A force de parler à des catégories de citoyens comme à autant de clientèles électorales à conquérir, on finit par perdre le contact avec le peuple considéré comme un tout !
Rien ne sert de déplorer le résultat, ni de nous retrancher derrière des postures moralisatrices. C’est de lucidité face aux dangers qui la guettent dont notre démocratie a besoin. Car ce qui est advenu aux États-Unis peut évidemment survenir demain, en France. A gauche comme à droite, le devoir des partis républicains — dans l’acception française de ce mot — est de comprendre l’offre populiste pour la combattre, d’affirmer la prévalence des enjeux économiques et sociaux à l’ère de l’indispensable décarbonation, de répondre aux angoisses populaires avec sincérité et raison. Or, on instrumentalise trop souvent ceux auxquels on s’adresse avec cynisme, pour conserver ou conquérir le pouvoir, quand on ne les ignore pas, en professant que leurs peurs ne seraient que fantasmes et que ceux qui les éprouvent seraient perdus pour la cause. Pour tirer des leçons utiles du phénomène trumpiste, la réflexion est préférable aux réflexes. Il ne faut pas « trumper » les Français.
Regardons en face, également, ce que la victoire du « Make America Great Again » dit de l’avenir de la relation transatlantique. Dans un contexte stratégique durablement dégradé, les États-Unis sont et doivent rester nos alliés. Ils demeurent une puissance clé à laquelle nos principes et nos intérêts sont historiquement et profondément liés, dans un monde où les valeurs que nous avons portées sont partout remises en cause. Alors que tant de régimes autoritaires et révisionnistes se réjouiraient d’une division de l’Occident, gardons-nous d’oublier l’universalisme et les libertés qu’il représente, bien au-delà des nations qui le constituent, sur le temps long de l’histoire. Nous devrons donc continuer de dialoguer avec Washington, avec calme et sang-froid, sans nous laisser intimider, en nous appuyant sur tous ceux qui, au Congrès, au sein de la nouvelle administration ou dans la société civile, constituent des forces modératrices. Il nous appartiendra en premier lieu d’éviter l’irréparable, et notamment les coups mortels qui pourraient être portés au multilatéralisme, en particulier en matière de paix ou de climat.
Regardons enfin ce que cette victoire dit de notre responsabilité d’Européens. Notre continent est plus que jamais confronté à la double menace de la division et de la marginalisation. Bien sûr, l’élection américaine ne crée pas cette situation, mais, faute de réaction des Vingt-Sept, elle risque d’en accentuer les effets de façon mortifère. La division serait la tentation pour chacun de faire le voyage à Washington en vue de négocier ses propres garanties de sécurité et ses arrangements commerciaux, au mépris de la solidarité européenne. N’entretenons pas nous-mêmes, Français, cette dérive par des initiatives intempestives, mal préparées, non concertées, notamment avec nos partenaires d’Europe de l’Est et du Sud, qui sembleraient les contraindre à un choix entre Bruxelles, Paris et Washington. Renforcer — c’est l’urgence — nos capacités de défense européennes et cesser de dépendre absolument de l’engagement américain ne revient pas à opposer l’Union européenne et l’Otan, sauf à risquer d’affaiblir l’une et l’autre. Jouons collectif pour conjurer la marginalisation et éviter que, face à la Russie, à la Chine ou au Moyen-Orient, « l’art du deal » trumpien se déploie sans l’Europe, voire contre elle, au détriment de ses intérêts essentiels de sécurité et de sa prospérité. Le basculement historique de l’Amérique vers l’Indopacifique et le consensus qui se forge autour du protectionnisme économique renforcent le poids de cette menace.
La seule option reste, pour l’Europe, de prendre son destin en main. La quasi-totalité des dirigeants européens a appelé ces derniers jours au « réveil » de l’Union. Dans les domaines de la défense, de l’industrie, de l’innovation, de l’énergie, les idées sont là, contenues notamment dans les rapports Letta et Draghi. Mais, le moment est venu de passer enfin des préconisations à l’action. S’agissant de la sécurité commune, nous devrons exprimer clairement qu’il ne serait pas acceptable qu’un accord intervienne avec la Russie sur l’avenir de l’Ukraine, sans que nos intérêts soient pris en compte et préservés, et bâtir dans le même temps, avec nos partenaires européens, les garanties de sécurité qui protégeront l’Ukraine et notre continent face à une menace russe qui persistera bien après l’arrêt des combats.
Après la victoire de Donald Trump, la place n’est pas à la déploration ou à la résignation. Le temps est aux décisions et aux résultats. C’est peut-être la seule bonne nouvelle qui nous parvienne cette semaine d’outre-Atlantique.
Cet article a été publié le 13 novembre dans L’Opinion.